Par Jeanne Estérelle
Bien qu’il souligne à plusieurs reprises la « vision organique de l’ordre social » qui caractérise le Moyen Age et qu’il en note « la forte potentialité dynamique », Guillaume Travers substitue au terme de féodalité celui de « féodalisme », précisant même « système féodal ». Cette dérive sémantique inexplicable ne diminue cependant pas la plasticité du modèle économique médiéval dans son opposition au capitalisme libéral, telle que l’expose son essai, Economie médiévale et société féodale. Il est donc du plus grand intérêt d’y réfléchir en ces temps de sidération collective. Quand l’esprit de vertige bâillonne les européens, pour la première fois de leur histoire, et contraint les laboratoires français à rechercher des chimères, l’idée de décroissance peut-elle s’inspirer du paradigme médiéval sans sombrer dans l’utopie romantique ?
La société médiévale enchante parce qu’elle présente l’image d’une harmonie politique à laquelle s’incorporent les organes économiques inventés dans l’élan de la charité fondatrice. La réciprocité inépuisable des dons innerve tout le corps du royaume. Dans ce jeu divin, de nouvelles institutions et de nouvelles communautés sont imaginées. C’est ainsi que naissent les communes, cellules politiques et économiques, (c’est tout un), d’une vigueur inégalée puisqu’elles ont victorieusement résisté, à leur origine, aux assauts de l’Islam, dans leur croissance, au droit royal, puis, dans leur anémie, à la centralisation républicaine.
Dans la topographie des bourgs, transparait la division tripartie qu’a fécondée le christianisme : autour, les fortifications, au cœur, le cimetière paroissial et la place du marché où les bourgeois échangent au « juste prix ». La féodalité s’épanouit dans les libertés communales. En émanent des mesures régulatrices du bien commun : par exemple, « à Marseille, les pêcheurs ne peuvent pas vendre leur poisson sur le port, car des intermédiairespourraient tenter de le revendre ailleurs. Tous les poissons doivent être amenés à la Poissonnerie, puis vendus au Grand Marché. » La préservation des intérêts communautaires enrichit les bourgeois. Leur charité, alliée à la virtuosité des artisans, offre la construction des édifices religieux dont la beauté nous ravit encore.
L’unique miracle de Jeanne la Pucelle, tel qu’elle le raconte dans l’interrogatoire du samedi 3 mars, nous rappelle que la source intarissable de la société médiévale est le baptême : « L’enfant avait trois jours et fut apporté à Lagny, à l’église Notre-Dame. Il lui fut dit que les pucelles de la ville étaient devant Notre-Dame et qu’elle veuille aller prier Dieu et Notre-Dame, qu’il lui veuille donner vie. Elle y alla et pria avec les autres et finalement il y apparut vie et l’enfant bâilla trois fois et puis fut baptisé et tantôt mourut et fut enterré en terre sainte. Il y avait trois jours, comme on disait, qu’en l’enfant n’était apparu vie, et était noir comme ma cotte, mais quand il bâilla, la couleur lui commença à revenir. » Bâillons !
Personne ne rejettera le bonhomme Système au profit d’une quelconque décroissance sans l’énergie reçue au baptême. Rompre avec la société de consommation exige de s’engager personnellement, par serment, dans une communauté rurale restreinte et autonome, même en matière de défense. Le paradoxe merveilleux de la fragmentation territoriale et de l’unité religieuse qui anime la société médiévale dispense encore aujourd’hui la force de faire sécession !