Par Christian Franchet d’Esperey
2 – Les positions les plus contestées de Maurras ne doivent plus faire écran à ses découvertes majeures
Alors que le XIXe siècle – si « stupide » à tant d’égards ! – venait de s’achever sur de furieuses déchirures entre internationalisme exalté et nationalitarismes exacerbés, tous porteurs des barbaries tragiques qui exploseront au siècle suivant, Maurras, en quelques ouvrages majeurs – L’Avenir de l’intelligence, Enquête sur la monarchie, Kiel et Tanger… – a redonné définitivement à l’idée de nation sa dimension de mesure, par opposition à la démesure des empires – et son caractère protecteur : c’est là sa fonction la plus humaine, et la plus naturellement chrétienne, que plus tard, en 1937, il évoquera dès la première page de son grand texte sur la « politique naturelle ». Nous tenons à le souligner ici : il faut avoir lu, relu et médité ces textes, il y va de notre avenir.
Surgie aux premières années du XXe siècle, la pensée de Maurras surplombe de très haut les circonstances qui l’ont fait naître, pour devenir, à vue humaine, intemporelle. L’importance considérable de cette œuvre demeure pourtant largement occultée : souvent citée, mais généralement en toute méconnaissance de cause. Ce qui nous conduit, aujourd’hui, à deux ordres d’observations.
Il convient d’abord, que les positions prises par Maurras depuis l’Affaire Dreyfus, et surtout pendant la Deuxième Guerre mondiale – dont les motivations réelles sont extrêmement difficiles à apprécier avec justesse aujourd’hui – ne fassent plus écran à ses découvertes majeures, comme c’est encore trop souvent le cas. Il nous faut donc procéder, même si c’est une tâche ingrate et d’un intérêt de fond très relatif, à une élucidation complète de ces positions contestées, avec un sens très pointu du discernement.
Des ouvrages ou articles récents, ainsi que certaines interventions sur les réseaux sociaux, apportent des informations utiles, mais encore trop facilement assorties d’interprétations manquant notablement de jugement. Sur l’attitude de Maurras à cette époque, on ne peut exercer le regard critique qui s’impose qu’après avoir pris la peine de resituer dans leur contexte historique exact les faits établis.
Nous irons jusqu’au bout de cette démarche. Ce numéro de la NRU ne fait que les aborder brièvement, notamment dans l’entretien d’Alain Finkielkraut avec Michel De Jaeghere et Martin Motte, ainsi que dans le commentaire de Christian Tarente, sur un article donné à Causeur, le 16 décembre dernier, par Frédéric Rouvillois.
Cet article reprenait l’essentiel de l’ouvrage du germaniste Michel Grunewald sur l’Action française et le nazisme De ‘la France d’abord’ à ‘la France seule’ (P. G. de Roux, 2019), un précieux instrument de travail par le volume de documents qu’il exploite. Cependant les appréciations qu’il porte sont parfois contestables, on peut en voir les effets dans l’article de Causeur. Frédéric Rouvillois tient à prouver que Maurras, victime de son âge et figé dans ses idées fixes, aurait, malgré lui, collaboré de facto avec les Allemands. Les limites de l’argumentation étonnent de la part d’un esprit apprécié et respecté dont on connaît la puissance de travail et la subtilité de réflexion. À peine caricaturée, sa logique pourrait conduire à des absurdités, comme estimer que les gaullistes, en affaiblissant la position de Pétain dans son face à face avec Hitler, « collaboraient » de facto avec l’ennemi… Mais, en rejetant toute caricature, l’important pour nous est de comprendre à la fois ce que Maurras avait réellement en tête, et les effets constatables de ses écrits.
Le deuxième ordre d’observations – à nos yeux le plus important – touche directement à ce que nous avons appelé le nouvel âge du maurrassisme. Si les grands ouvrages de Maurras ont acquis un caractère intemporel, il n’en va pas de même du mouvement qu’il a créé et du corps de doctrine qu’il a élaboré. Appuyés sur les intuitions fondamentales du Martégal, ils ont vu leur forme évoluer avec le temps, ce qui était aussi souhaitable qu’inévitable. Deux figures, par la force de leur personnalité, ont donné une dimension exemplaire à ces évolutions : Pierre Boutang et Pierre Debray. À l’un comme à l’autre, la Nouvelle Revue universelle a consacré un numéro spécial (Boutang, le n°45 d’octobre 2016, Debray le n°56 d’avril 2019.) Au second, particulièrement méconnu, la revue a dédié toute l’année 2019, « année Pierre Debray » qui se conclut dans ce numéro avec la publication, d’un texte datant de 1984 : Maurras socialiste ? L’œuvre de Boutang comme la réflexion de Debray apportent la preuve que les grandes intuitions maurrassiennes se prêtent parfaitement à de nouvelles analyses, exprimées dans un langage adapté aux réalités nouvelles, ou replacées dans des perspectives auxquelles Maurras n’avait pu s’attacher… car on n’a qu’une vie !
De là le projet qu’a eu la Nouvelle Revue universelle, à l’initiative de Philippe Lallement, fondateur du Café Histoire de Toulon, de montrer que si la pensée de Maurras est toujours vivante aujourd’hui, c’est à la fois parce qu’elle a su renouveler ses modes d’expression, et parce qu’elle apporte une réponse originale et pénétrante aux désarrois du monde actuel. Ce nouvel âge du maurrassisme que nous vivons aujourd’hui prend différents visages.
CHRISTIAN FRANCHET D’ESPÈREY, rédacteur en chef de la Nouvelle Revue Universelle
Prochaine rubrique : 3- Maurrassisme « intra-muros » et maurrassisme « hors les murs »