You are currently viewing Une pensée politique pour l’an 2050

Une pensée politique pour l’an 2050

Par Christian Tarente

Ne boudons pas notre plaisir, Maurras a été à la fête malgré le stupéfiant développement maurrassophobique. Il continue d’ailleurs de l’être lorsque deux intellectuels du niveau de Zemmour et Finkielkraut, s’affrontant sur l’avenir de la France, ne peuvent éviter de passer par la case Maurras. Chassez-le par la porte, le maurrassisme revient par la fenêtre, de CNEWS en l’occurrence et à l’heure de forte audience ! C’est pourquoi cette fois-ci notre critique des idées revient sur un des ouvrages incontournables sur Maurras, celui d’Axel Tisserand qui prolonge la réflexion d’anthropologie commencée par Gérard Leclerc il y a cinquante ans et saluée par Pierre Debray. Jugez en par la critique de Christian Tarente dans le n° 57 de la Nouvelle Revue Universelle.

Axel Tisserand Actualité de Charles Maurras Introduction à une philosophie politique pour notre temps Editions Téqui, 2019, 456 p., 24 €, avec une préface d’Yves Floucat

Qu’il appartienne à la petite cohorte des meilleurs connaisseurs de l’œuvre maurrassien, son édition des Lettres des Jeux olympiques suffirait à le prouver. Mais ce qu’Axel Tisserand a de tout à fait unique, c’est d’avoir eu le privilège, par l’entremise de Nicole Maurras, de vivre en compagnie des lettres que se sont échangées, pendant 45 ans, l’abbé Penon et Charles Maurras. Il a ainsi passé toute une période de son existence dans l’intimité de ces deux êtres, l’un, prêtre accompli et humaniste chrétien de grande classe, l’autre, génie en perpétuelle effervescence, cherchant dans le feu des combats à surmonter son adolescence blessée. Mesurant toute l’intensité de ce combat avec l’ange, Penon s’est avant tout attaché à apprivoiser la spiritualité à l’état sauvage de son élève, non sans succès, même si le dénouement qu’il a si intensément cherché n’interviendra que bien après sa mort, le jour où Maurras a consenti à rendre les armes. C’est ce cœur à cœur d’un demi-siècle qui transpire à travers les pages du livre que Tisserand vient de consacrer à la philosophie politique du Maître de Martigues. De son premier mouvement, il pensait l’intituler simplement : « Pour Maurras ». Car le monument qu’il lui consacre est une œuvre de piété. Pius Maurras : ce mot de Madiran est magnifique, venant d’un homme qui avait alors quelque motif à se mettre la tête sous la cendre. Pour Tisserand, il s’agit d’abord de faire œuvre de justice, en restituant à Maurras la vérité de son être, celle-là même que le siècle s’obstine à lui refuser. Mais il entend surtout – c’est là que se situent l’originalité et la force de son livre – faire œuvre de justesse, montrer, démontrer que si les combats quotidiens du chef de l’Action française sont nécessairement datés, liés à des circonstances révolues, ses grandes intuitions, elles, sont intactes, et plus que jamais propres à contribuer puissamment au salut de la cité. C’est en se fondant sur elles que Maurras a peu à peu édifié une authentique philosophie politique. S’il l’avait systématisée et figée dans des ouvrages savants, elle lui aurait valu une chaire en Sorbonne et l’hommage de la postérité. Mais il éprouvait un besoin ardent de la soumettre en permanence au réel, aux leçons de l’expérience, aux urgences concrètes de la cité.

Difficile de résumer un tel ouvrage qui, à sa manière, est une somme, et donc moins fait pour être lu d’une manière cursive, comme un récit ou une biographie, qu’étudié la plume à la main. Ce qui ne doit décourager personne : s’il est vrai que la démarche philosophique exige toujours un effort, la philosophie politique se caractérise par le fait qu’elle renvoie sans cesse à des réalités qui sont notre pain quotidien. On peut pourtant être rebuté par le titre du premier chapitre, consacré à l’anthropologie maurrassienne. Ceux que ce mot effraie sont généralement rassurés dès qu’ils prennent conscience qu’anthropos, c’est l’homme, c’est-à-dire nous-même. Tisserand aborde d’ailleurs le sujet de la manière la plus simple. Il cite une phrase célèbre, la première de La Politique naturelle, ce texte qui sert de préface à Mes Idées politiques : « Le petit poussin brise sa coquille et se met à courir. Peu de choses lui manquent pour crier : ‘Je suis libre’… Mais le petit homme ? » Cette phrase, si joliment poétique, si imagée, introduit à une vérité si profonde qu’on devrait la faire apprendre par cœur aux enfants des écoles, comme une fable. (Ce n’est que plus tard qu’on leur apprendrait pourquoi, lorsqu’il l’écrivit, Maurras était en prison : c’est là une tout autre fable, passablement instructive elle aussi, mais il faut avancer plus loin dans le livre de Tisserand pour en saisir tout le sens.) La comparaison entre la naissance du poussin et celle de l’homme constitue donc, pour Tisserand le point de départ de son exploration de l’anthropologie maurrassienne. Le socle fondateur en est la critique radicale des conceptions de Jean-Jacques Rousseau – le « b.a.ba » de l’Action française, disait Maurras. À partir de là, on peut suivre, lumineusement décrite, la manière dont celui-ci a fondé sa vision de l’homme sur Aristote et saint Thomas d’Aquin (il a lu intégralement la Somme dans le texte latin à 17 ans…), et les a «  actualisés  » grâce aux outils fournis par les théoriciens de la contre-Révolution et du positivisme. Pas à pas, l’anthropologie maurrassienne va ainsi « inscrire la transcendance au cœur même de l’être de l’homme ». Cet agnostique a été amené à discerner dans la personne humaine la présence de la grâce. Constater l’existence d’une Providence sans parvenir à reconnaître l’existence de Dieu, c’est tout le paradoxe de Maurras. Il en a voulu à Pascal de l’avoir amené à cette contradiction sans lui donner les clés pour en sortir. Le jour où il en sortira, rejoignant ainsi Pascal, ce ne sera pas grâce aux Pensées : il les connaissait admirablement, mais elles l’avaient enfermé dans une impasse. La libération viendra d’un coup de pouce de la Providence, cette Providence dont il était parvenu, par sa seule raison, à déceler l’existence.  On voit à quelle altitude nous  mène la lecture de ce seul premier chapitre, qui fait une centaine de pages. C’est en fait le noyau dur de l’ouvrage. Axel Tisserand a fait le choix de commencer par là car, si Maurras est si durement attaqué, c’est essentiellement parce qu’il s’est dressé frontalement, irréductiblement, contre « la modernité individualiste et radicalement hostile à toute transcendance  », cette modernité « dont le nihilisme s’exprime dans un consumérisme absolu. » C’est là un point capital, car Maurras semble souvent n’être attaqué que pour son antisémitisme. En réalité, si on vise « ce point faible de l’armure », dit Tisserand, c’est parce qu’il est impossible de le réfuter sur le plan anthropologique. Pour le disqualifier, on se focalise sur ce point – secondaire dans son action politique et marginal dans sa doctrine –, qu’on amalgame à un évènement sans le moindre lien avec lui, la tragédie de la Shoah. De même qu’en 1945 on l’a condamné – contre toute évidence – pour intelligence avec l’ennemi. Faut-il que sa vision de l’homme soit dérangeante !

Que dire ici, en quelques lignes, du reste de l’ouvrage ? Toute la première partie, introduite par le chapitre « anthropologique », est un exposé méthodique – sans équivalent dans l’abondante littérature consacrée à la pensée de Maurras – de sa philosophie politique. Tisserand expose d’abord la critique de l’idée d’égalité. Puis il développe la notion de personne opposée à celle d’individu. Suit un chapitre sur le positivisme maurrassien (méthodologique et « n’excluant pas le surnaturel ».) Et, pour clore la première partie, un chapitre particulièrement important (une cinquantaine de pages) sur l’empirisme organisateur, levant une à une les ambiguïtés dont il est si souvent affecté. Dans la deuxième partie de son livre, aussi importante en volume que la première, Axel Tisserand évoque quatre grands thèmes propices aux malentendus et aux polémiques : la nation et le nationalisme ; le racisme, l’antiracisme et l’antisémitisme réels ou supposés de Maurras ; la nation comme «  médiété  », c’est-à-dire comme juste mesure ; et le sens de la révolte d’Antigone. On conviendra qu’il est impossible de résumer en quelques lignes des sujets aussi riches. Dès son prochain numéro, la NRU n°58 (début 2020) reviendra sur quelques-uns d’entre eux. Maurras voulait travailler « pour la génération de 1950 ». Avec cet ouvrage d’Axel Tisserand, ne peut-on espérer que son vœu ne soit différé que d’un siècle, et qu’il ait œuvré pour la génération de 2050 ?