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Quand Élisabeth Lévy confond Maurras et Voltaire…

Par Axel Tisserand

C’est toujours avec un certain intérêt qu’on ouvre le mensuel Causeur, dont l’impertinence, voire l’insolence vis-à-vis d’une certaine bien-pensance ne peuvent que réjouir les esprits libres. Et il est rare qu’on n’y trouve pas de quoi satisfaire son exigence de réinformation. Ainsi, et bien que la tradition libertarienne dont il semble se rapprocher de plus en plus ne soit évidemment pas la nôtre, l’entretien que Laurent Obertone, auteur de la saga Guérilla, a accordé ce mois de novembre 2022 à Elisabeth Lévy devrait donner du grain à moudre à tous ceux qui, habituellement, se contentent des analyses pré-mâchées de la presse mainstream, écrite ou audio-visuelle, si tant est du moins que ces analyses n’aient pas totalement préempté leur temps de cerveau disponible, particulièrement sur les questions d’insécurité et d’immigration.

Dommage, dès lors, qu’abordant la question des religions, et alors qu’Obertone note qu’il est « probable que l’islam joue dans certains quartiers un rôle pacificateur », Elisabeth Lévy remarque : « C’est ce que pensait Maurras qui attribuait à la religion un rôle de contrôle social », avant qu’Obertone n’ajoute à son tour : « Oui, les conservateurs de toutes les religions peuvent se retrouver. »

Passons sur la réduction de Maurras au conservatisme — il aimait à rappeler ce mot du duc d’Orléans : « Conservateur est un mot qui commence mal » —, voire sur cet amalgame entre « toutes les religions ». Un spécialiste à la fois du christianisme et de l’islam, Rémi Brague, ne cesse au contraire à travers ses livres et ses articles de montrer en quoi cet amalgame trompeur nous interdit de penser avec rigueur la question de la présence sur notre sol d’une forte communauté musulmane. Comme il le déclarait par exemple à Vincent Tremolet de Villers dans un entretien pour Le Figaro le 19 juillet 2016 : « L’erreur de l’Europe est de penser l’islam sur le modèle du christianisme. » Mais peut-être une certaine conception « républicaine » de la laïcité est-elle à ce regrettable prix…

Nous nous contenterons de relever la remarque d’Élisabeth Lévy. Non, Maurras n’a jamais conçu son « Église de l’ordre » au sens étroitement policier de « contrôle social ». Comme il le précise dès l’introduction de son Bienheureux Pie X : « Notre ordre n’était pas seulement forain, ne ressemblait en rien à celui dont les Russes avaient déjà couronné Varsovie. »  Ce que souhaite Maurras c’est rejoindre par une autre voie, laïque, à coup sûr, comme le veut l’empirisme organisateur, qu’il définit comme un « compromis laïc », l’anthropologie enseignée par l’Église, de la conception de l’homme lui-même à celle du peuple ou de la nation, autrement dit la définition catholique des fondements de la société. Une voie qui est, en bonne théologie, celle de la lumière naturelle, laquelle est, selon saint Thomas, « une sorte de participation de la loi éternelle en nous » [Somme théologique, Ia, IIae q. 96 a2] : tel est le sens non instrumental de l’Église de l’ordre chez Maurras. L’ordre au sens maurrassien du terme n’a rien à voir avec celui de Foutriquet (M. Thiers).

Du reste, Maurras met les choses au point dès le début du Dilemme de Marc Sangnier : « On se trompe souvent sur le sens et sur la nature des raisons pour lesquelles certains esprits irréligieux ou sans croyance religieuse ont voué au Catholicisme un grand respect mêlé d’une sourde tendresse et d’une profonde affection. — C’est de la politique, dit-on souvent. Et l’on ajoute : — Simple goût de l’autorité. On poursuit quelquefois : — Vous désirez une religion pour le peuple… Sans souscrire à d’aussi sommaires inepties, les plus modérés se souviennent d’un propos de M. Brunetière : “L’Église catholique est un gouvernement”, et concluent : vous aimez ce gouvernement fort.

Tout cela est frivole, pour ne pas dire plus. Quelque étendue que l’on accorde au terme de gouvernement, en quelque sens extrême qu’on le reçoive, il sera toujours débordé par la plénitude du grand être moral auquel s’élève la pensée quand la bouche prononce le nom de l’Église de Rome. […] Sans consister toujours en une obédience, le Catholicisme est partout un ordre. C’est à la notion la plus générale de l’ordre que cette essence religieuse correspond pour ses admirateurs du dehors. […] La conscience humaine, dont le plus grand malheur est peut-être l’incertitude, salue ici le temple des définitions du devoir. »

On comprend pourquoi Maurras précise lui-même dans Mes Idées politiques, visant évidemment Voltaire: « Celui qui a dit qu’il fallait une religion pour le peuple a dit une épaisse sottise. » Et d’ajouter : « Il faut une religion, il faut une éducation, il faut un jeu de freins puissants pour les meneurs du peuple, pour ses conseillers, pour ses chefs, en raison même du rôle de direction et de réfrènement qu’ils sont appelés à tenir auprès de lui : si les fureurs de la bête humaine sont à craindre pour tous, il convient de les redouter à proportion que la bête jouira de pouvoirs plus forts et pourra ravager un champ d’action plus étendu. » Ainsi, loin d’être pour le peuple, l’Église comme temple des définitions du devoir, lequel, d’ailleurs, ne saurait être confondu avec le « contrôle social », est avant tout pour les dirigeants et, évidemment, dans l’esprit de Maurras, pour le premier d’entre eux : le roi.

Maurras s’attaque donc bien de front à la vision utilitariste d’une religion permettant de contrôler le peuple. Elle ne sera jamais la sienne, mais était, en revanche, bien celle de Voltaire : « Je veux que mon procureur, mon tailleur, mes valets, ma femme même croient en Dieu ; et je m’imagine que j’en serais moins volé et moins cocu. » [1]

On arguera qu’Élisabeth Lévy n’a certainement jamais lu une phrase de Maurras. C’est fort probable et nous ajouterons que c’est son droit le plus strict. Lequel, en revanche, ne lui donne pas celui de prêter à Maurras des idées qu’il n’a jamais eues. Ce faisant, elle conjugue deux défauts majeurs de notre époque : le manque de rigueur et d’exigence intellectuelles et un besoin de diabolisation à bon compte de tout ce qui n’entre pas dans les limites imposées du cercle vertueux de la raison démocratique. Ouvrant un colloque pour le soixantième anniversaire de sa mort, je notais, en 2012, que « prêter à Maurras non seulement des opinions, mais même des propos qu’il n’a jamais tenus est une pratique ancienne. Le papier souffre tout, aimait-il à rappeler. » Et j’ajoutais : « Maurras semble devenu un nom, j’ajouterai un nom commun », celui « de tout ce qu’on lui fait endosser, de ce à quoi on le réduit ». Dix ans après, pour le soixante-dixième anniversaire de sa mort, qui sera célébré le 16 novembre prochain, Maurras est toujours autant évoqué à tort et à travers, sans qu’on cherche jamais à savoir si ce qu’on lui prête lui appartient vraiment. 

Il nous faudrait un nouveau Philippe Muray pour dénoncer l’aggravation d’un double mal : l’absence d’exigence intellectuelle et ce besoin de diabolisation, même chez ceux qui font profession de leur indépendance, car cela leur éviterait de proférer des inepties et des propos frivoles. Un double mal que, plus que tout autre, Muray avait su dénoncer, au nom d’une indépendance et d’une rigueur intellectuelles que l’auteur de l’inoubliable Le XIXe Siècle à travers les âges cultivait au plus haut point.

A récemment publié aux éditions de Flore : Un Tragique malentendu – La querelle entre Maurras et Bernanos et La Voie capétienne – Les enseignements politiques des rois et des princes de France.

[1] Voltaire, Dialogues, ABC (1768), 17e entretien, (cité in Launay & Mailhos, Introduction à la Vie littéraire du XVIIIe siècle, éd. PUF, pp. 52 – 53).