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Entretien avec Grégor Puppinck, docteur en Droit, directeur du Centre Européen pour le Droit et la Justice

Le débat public et les médias mainstream, véritable quatrième pouvoir ainsi que l’analysait très justement Pierre Boutang, inondent la place du forum de la nouvelle cité mondiale avec les droits de l’homme, sans forcément donner une définition pertinente de ce concept philosophique, politique, devenu réalité juridique. Cette réalité juridique prit le nom de libertés publiques avant de devenir les droits et libertés fondamentaux. Garantis au niveau constitutionnel, européen, international, ces droits et libertés occupent une place centrale dans nos systèmes juridiques. Grégor Puppinck, auteur d’un remarquable Les droits de l’homme dénaturé (éditions du Cerf), également spécialiste des questions de gouvernance, accepte de répondre aux questions du Bien Commun.

Est-ce que ce que nous appelons de façon stricte aujourd’hui les droits et libertés fondamentaux, par essence bouclier du justiciable contre toute forme de violence sociale, d’où qu’elle vienne, ne sont-ils pas en train d’être dévoyés, transformés en cheval de Troie (ou rampe de lancement) de dogmes et d’idéologies de toutes sortes ? Pourriez-vous nous expliquer ce dévoiement ?

Le terme de dévoiement impliquerait que les droits de l’homme soient sortis de leur chemin, aient pris une trajectoire qui les détourne de leur fondement. Il est difficile d’affirmer qu’il y a eu un dévoiement, justement parce qu’il y a une incertitude quant au fondement des droits de l’homme de 1948. En effet, les auteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme ont fait le choix de les fonder sur la dignité, mais ne se sont pas mis d’accord sur l’origine et la définition de cette dignité. La Déclaration universelle ne tranche pas entre les conceptions religieuse et athée de la dignité. La première renvoie à une compréhension de l’homme comme être incarné, union harmonieuse de l’esprit et du corps, alors que la seconde révèle une conception désincarnée et individualiste de l’homme, qui ne reconnaît de valeur que dans ses facultés intellectuelles, sa volonté.

Entre ces deux visions, l’évolution des droits de l’homme a montré que c’est l’individualisme qui l’a emporté. Dans mon livre, je distingue trois phases des droits de l’homme, qui montrent cette victoire progressive de la volonté individuelle sur la nature humaine. En 1948, malgré l’ambiguïté sur l’origine de la dignité, la personne a été pensée dans toutes ses dimensions et les droits proclamés visaient son plein accomplissement dans sa famille, son métier, ses relations sociales… Ces droits étaient donc naturels. Peu à peu, l’homme a été réduit à un individu qui ne cherche plus tant à s’accomplir de façon harmonieuse qu’à affirmer sa volonté et son autonomie par rapport à la nature. L’objectif d’émancipation a remplacé celui de l’accomplissement. Ce mouvement a eu une influence sur les droits de l’homme, en conduisant à la création de droits antinaturels, tels que les droits à l’euthanasie ou à l’avortement. Enfin, la troisième phase des droits de l’homme correspond à l’émergence actuelle de droits transnaturels, qui vont au-delà de la vision individualiste. Désormais, le sujet des droits de l’homme devient indéfinissable puisqu’il prétend se définir lui-même. Ses droits ne doivent plus seulement le protéger de la puissance de l’État ou le libérer de la nature, mais lui permettre de s’augmenter. Les droits transnaturels garantissent aujourd’hui le pouvoir de redéfinir la nature, par l’eugénisme, la procréation artificielle ou encore le changement de sexe.

Les jurisprudences de la Cour européenne des droits de l’homme (organe du Conseil de l’Europe) et du Comité des droits de l’homme (Organisation des Nations Unies) constituent l’un de vos cœurs de recherches. Pouvez-vous nous donner des exemples concrets d’influence néfaste de ces instances sur notre ordre juridique et nos systèmes de droit ?

Pour répondre à votre question, je commencerais par préciser que l’influence de ces instances n’est pas nécessairement néfaste. Elles ont beaucoup œuvré, par exemple, contre la torture et les traitements inhumains ou dégradants, ou encore pour faire respecter le droit à un procès équitable. Par exemple, ce sont des organes des Nations unies et du Conseil de l’Europe qui nous ont aidés à obtenir en octobre 2018 la libération d’Andrew Brunson, un pasteur américain injustement emprisonné en Turquie en raison de son activité missionnaire. C’est aussi au moyen des droits de l’homme que la libération d’Asia Bibi a été réclamée.

Pour revenir à votre question, ces instances ont bien sûr aussi des influences néfastes. Par exemple, la CEDH et le Comité des droits de l’homme ont tous deux considéré que les restrictions imposées par l’Irlande à l’avortement étaient contraires aux droits des femmes concernées. Cela a accéléré, dans ce pays, le changement social qui a mené à la légalisation de l’avortement par référendum en 2018. En ce qui concerne le recours à des mères porteuses, la CEDH a eu tendance à priver les autorités nationales de moyens efficaces de lutter contre la GPA, par exemple en contraignant la France à transcrire les actes de naissance des enfants nés par GPA à l’étranger. C’est aussi la CEDH qui a condamné la Pologne et l’Irlande en raison de leurs législations protectrices de la vie humaine prénatale. Il est clair que la CEDH est bien souvent à l’avant-garde du progrès sociétal. Mais elle peut aussi être rétrograde. Ainsi a-t-elle récemment admis la condamnation pénale d’une conférencière autrichienne pour avoir critiqué le mariage entre Mahomet et la jeune Aïcha de neuf ans, validant ainsi une forme de délit de blasphème.

Il y a là une dérive idéologique des droits de l’homme. Plutôt que de se contenter des sujets consensuels, comme l’interdiction de la torture, les juges européens instrumentalisent parfois les droits de l’homme en les mettant au service du progressisme ou du multiculturalisme.

Les droits de l’homme perdent de leur crédit et de leur universalité à mesure qu’ils se détournent du droit naturel pour promouvoir des droits nouveaux choquant le commun des mortels. Alors qu’ils étaient censés s’opposer aux idéologies, trop souvent, les droits de l’homme sont eux-mêmes employés comme de véritables chevaux de Troie, pour pénétrer les ordres juridiques nationaux et y déverser une idéologie étrangère à l’intention originale des rédacteurs de 1948.

Mais les droits de l’homme souffrent d’une faiblesse plus profonde encore : leur incapacité de penser le bien au-delà du droit individuel. Cela résulte du fait que les droits de l’homme ne savent reconnaître, pour le condamner, que le mal causé à un individu. Telle est leur mission, toute négative. Les seuls biens qu’ils connaissent sont les facultés indéterminées que chaque droit protège, des droits qui s’originent en l’individu. Tous les autres biens qui trouvent leur source hors des individus lui demeurent étrangers, inconcevables et indéfendables ; pire, ils sont présumés ennemis de la liberté. Or, de nombreux biens existent au-delà de l’individu. Il y a, bien sûr, le bien de la famille, mais aussi celui des animaux, des végétaux, de la nature, de la culture, du patrimoine, de la patrie, de l’économie ou encore celui des générations futures. Ce sont des biens communs, relationnels et environnementaux, nécessaires à l’accomplissement humain. Ces biens dépassent l’individu, souvent ils lui préexistent et lui survivent. L’individu les possède pour autant qu’il y participe. Contredisant les espérances de la pensée libérale, l’expérience enseigne que l’accumulation indéterminée de biens individuels ne suffit pas à composer ces biens communs, mais tend plutôt à les éroder. Bien souvent, nous sommes comme seuls face à notre propre autonomie, incapables de déterminer ce qui est bon pour nous, ni de participer à un bien au-delà de nous-mêmes.

Vous avez, grâce à vos travaux, mis en évidence le lien entre gouvernance et droits de l’homme. Depuis bien longtemps, la mise en œuvre d’un ordre constitutionnel tantôt européen, tantôt global, est palpable dans la doctrine comme dans la jurisprudence. Ce constat s’applique également à la gouvernance, les mécanismes internationaux se multipliant de façon très rapide. Selon vous, que pouvons-nous faire pour enrayer ce phénomène ? Sommes-nous condamnés à assister au globalisme intégral du droit ?

Je ne pense pas que le mécanisme international de protection des droits de l’homme soit à rejeter totalement. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États occidentaux se sont efforcés de subordonner la politique au droit, au moyen de l’État de droit, puis le droit à la morale, au moyen des droits de l’homme. Le système de gouvernance mis en place visait à rationaliser l’organisation politique des États, afin d’accroître la stabilité sociale, en réduisant les risques de mésusages de la démocratie. La grande nouveauté qui a permis dans l’après-guerre de contraindre juridiquement les États à respecter la morale a consisté à incorporer les droits de l’homme au sein du droit international public. La morale, comme la justice, ont vocation à être universelles, en raison tout simplement de l’universalité de la nature humaine.

Cependant, les instances internationales ont fini par se multiplier pour former un réseau avec la faculté de faire émerger des normes nouvelles de droit international, en marge de la volonté des États, voire à leur encontre. Ces instances n’ont plus de contre-pouvoirs et ont tendance à se prendre pour l’Église catholique en assumant une forme de magistère moral supranational, excédant leur champ de compétence et versant souvent dans l’idéologie. À ce globalisme intégral, comme vous dites, j’aurais tendance à opposer un réalisme intégral, à la mesure de l’homme.

En conclusion, pourriez-vous nous donner quelques grands axes de ce qui constituerait, selon vous, une bonne gouvernance ?

Une bonne gouvernance doit être à la mesure de l’homme, dans toutes ses composantes, et de son ordination au bien. Les démesures actuelles – mondialisation, migrations massives, crise écologique et transhumanisme, gouvernance morale mondiale – retirent aux personnes et aux peuples jusqu’à la maîtrise de leur environnement économique, culturel, politique et même naturel. Une bonne gouvernance doit permettre à l’homme de restaurer un environnement à sa mesure, qui le comprenne et le protège, dont il partage le sens. Dans l’ordre politique, les États-nations, autrefois suspects, regagnent la confiance des hommes et des peuples qui y voient leurs protecteurs naturels, en offrant un cadre politique et culturel à leur mesure. Il y va de même pour les régions ou les corporations. Les instances internationales, de leur côté, doivent respecter le principe de subsidiarité et accepter une application différenciée des droits de l’homme en fonction des cultures.

 Propos recueillis par Jean-Baptiste Colvert

Source : Le Bien Commun n°8, 2019.