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DEFENSE : Du néant de la relation stratégique franco-allemande au divorce nécessaire 

Après la diffusion le 23 mars 2021 de la tribune sur les erreurs allemandes de la France, le groupe Vauban, qui rassemble une vingtaine de spécialistes en activité des questions de Défense, revient sur l’échec de la politique allemande menée depuis 2017.

Trois ans après la signature du Traité d’Aix-la-Chapelle (22 janvier 2019), le constat est sans appel : la relation franco-allemande dans la défense et l’armement est un échec cuisant. Il est vrai qu’entre méprises françaises et traîtrises allemandes, l’échec était d’emblée prévisible et même annoncé dans ces mêmes colonnes depuis 2020. Alors que la nouvelle coalition au pouvoir en Allemagne a adopté son contrat de gouvernement (24 novembre 2021) et que la France prend les rênes de la présidence européenne, il est nécessaire d’en revenir aux causes premières de cet échec pour en tirer la conclusion que l’Allemagne n’est décidément pas le bon partenaire de la France dans la défense.

France-Allemagne : de méprises en traîtrises

La première méprise française est de considérer que l’Allemagne pourrait, un tant soit peu, se détacher des États-Unis au profit d’une Europe de la défense
 : c’est aussi la traîtrise allemande que de le laisser croire. En dépit des tentatives qui ont suivi le Traité d’Aix-la-Chapelle, force est de constater que l’aimant de la boussole stratégique allemande reste invariablement américain ; en prenant un peu de recul historique, la France ne devrait pas s’en étonner :  depuis le 15 juin 1963, jour où le Bundestag a ajouté, par la force de son vote (et le lobbying américain) la référence à l’Alliance Atlantique dans le Traité de l’Élysée par un préambule interprétatif qui en dénaturent totalement l’esprit, on sait à Paris que la relation transatlantique matérialisée par l’OTAN est la pierre angulaire de la politique de sécurité allemande.

La lecture du contrat de coalition du 24 novembre 2021 confirme ce tropisme pro-OTAN : SPD, Verts et F.D.P n’ont pas eu un mot sur « l’autonomie stratégique européenne » – ce qui est déjà en soi une belle claque allemande sur la joue française – mais pleins sur l’OTAN, « condition indispensable de la sécurité » de l’Allemagne. Les nouveaux maîtres à Berlin concèdent que l’Europe de la Défense peut certes progresser mais à la condition sine qua non que tout progrès se fasse « dans le respect de l’interopérabilité et de la complémentarité avec l’OTAN ». Joignant la parole aux gestes, la Chancellerie a autorisé l’étude du F-35 pour remplacer le Tornado dans sa version de bombardier nucléaire afin de permettre la poursuite de la mission nucléaire réalisée par l’armée de l’air allemande.

Banni par les conservateurs de la liste des candidats en raison de pressions françaises diplomatiques et industrielles, le F-35 est ainsi réinstallé par les socio-démocrates. Il est vrai qu’il est le seul avion moderne à être certifié pour emporter la future bombe américaine à gravitation B61-12, mais comment ne pas voir dans son acquisition certaine, à la fois une allégeance totale à l’OTAN et aux États-Unis et une traîtrise envers la France et le projet SCAF dont les budgets pâtiront évidemment de cette acquisition du pire ennemi de l’industrie aéronautique européenne militaire ? 

La deuxième méprise de Paris – et la deuxième traîtrise allemande -, est de croire que la politique des moyens parviendra à combler les divergences. Pour des raisons plus proches du sentiment que de la realpolitik, Paris et Berlin continuent leurs coopérations, mais celles-ci portent sur des moyens (institutionnels, capacitaires, industriels) et non sur des objectifs communs, preuve d’un divorce de fond. L’Eurocorps est en lui-même le symbole d’une relation vidée de tout sens car sans but. Jacques Bainville écrivait avec beaucoup de perspicacité qu’ « on a trop joué du sentiment dans la politique et dans les rapports des peuples entre eux. De là tant de déceptions. Le sentiment est efficace quand les intérêts coïncident. A partir du jour où les intérêts se séparent, le sentiment se change en aigreur ».

Qui peut décemment nier actuellement l’aigreur française envers l’Allemagne et l’aigreur allemande envers la France, notamment (mais pas que) dans les affaires de défense et les projets d’armement ? A l’annonce du vote du fameux préambule du 15 juin 1963, le général De Gaulle, philosophe sceptique, avait parlé des traités qui, comme les roses, ne durent qu’un temps et, tournant le dos à une Allemagne soumise aux États-Unis, lancé seul sa « grande politique des mains libres » ; M. Macron, lui, persévère en dépit des actes inamicaux de l’Allemagne : pression sur l’industrie pour qu’elle poursuivre, quoi qu’il en coûte, les projets de coopération avec Berlin, transfert de la production des moteurs Vinci d’Ariane 6 de Vernon vers l’Allemagne, soutien français à la revendication allemande d’un siège permanent au conseil de sécurité des Nations-Unies…

En Allemagne, on signe des traités, mais on prend bien soin de ne pas s’engager dans des voies où ses intérêts diplomatiques et industriels seraient menacés. A chaque croisement, c’est la voie américaine qui est choisi : Patriot hier, P-8 Poseidon aujourd’hui, F-35 demain…sans oublier, face à la France, de défendre ses intérêts industriels : la Commission du Budget du Bundestag dit ainsi tout haut ce que la Chancellerie dit tout bas et appui le lobbying d’OHB, de Rheinmetall, de Diehl ou d’Airbus pour retourner à son profit les projets industriels communs dans l’espace, le terrestre ou l’aéronautique. Au fond, si l’allié français veut se laisser dépouiller, pourquoi s’en priver ? Et s’il ose résister aux exigences allemandes, parfaitement déraisonnables sur le SCAF et le MGCS notamment ? Le chantage sur d’autres dossiers (nucléaire civil, exportation d’armement) ou le recours à la solution américaine fournira soit la solution soit le plan B que Berlin a toujours en tête.

Troisième méprise de la France et troisième traîtrise allemande : donner à penser que la relation bilatérale peut changer, notamment à la faveur de la nouvelle coalition allemande ou de la présidence française de l’Europe. Or, contrairement à ce qu’affirme M. Clément Beaune qui ne doit pas lire la langue de Goethe dans le texte, le contrat de coalition est un mélange schizophrénique d’utopie et d’orthodoxie, totalement défavorable aux intérêts français. Utopie d’un monde sans armes nucléaires mais orthodoxie dans la participation aux débats nucléaires de l’OTAN ; utopie d’un multilatéralisme mais orthodoxie dans la défense de ses intérêts nationaux en Chine, en Russie, dans les opérations extérieures et commerciales ; utopie d’une loi sur l’exportation d’armement mais orthodoxie dans la défense de son pré-carré commercial européen, otanien et…israélien.

France – Allemagne : deux identités stratégiques différentes


Le portrait de l’Allemagne que dessine le contrat de coalition est en tout point opposé à celui d’une France pour qui la paix passe par la dissuasion nucléaire et la diplomatie, parfois par les armes et l’exportation d’armement… Le contrat de coalition confirme à celui qui veut bien le lire intégralement que la politique de défense de l’Allemagne s’éloigne clairement de l’identité stratégique française telle que matérialisée depuis novembre 1959.

Sur le plan diplomatique, le contraste est saisissant : puissance mondiale par son siège permanent au Conseil de sécurité et son vaste domaine ultramarin, la France est tournée vers les grands horizons et la grande diplomatie ; l’Allemagne, au contraire, demeure obsédée par la Russie, rivée à sa géographie de pays au centre l’Europe qu’elle aimante au sein de l’OTAN, et n’envisage nullement d’aventures militaires extérieures à part quelques missions de soutien et de formation. Par l’effet d’entraînement mécanique de la géographique qui commande tout, la vision de Paris et de Berlin dès lors diverge sur les débats stratégiques (du nucléaire à l’Indo-Pacifique), les opérations extérieures et les partenariats. Le contrat de coalition a confirmé ce grand écart : Paris n’est qu’un partenaire parmi d’autres, cité peut-être en premier, mais mis au même niveau politique que la Norvège, les Pays-Bas ou même les Balkans, sans mention d’un destin commun ni même des programmes engagés depuis 2017…

Sur le plan idéologique, le contrat de coalition confirme que l’Allemagne demeure foncièrement anti-nucléaire (la poursuite de la mission nucléaire de l’OTAN sous tutelle américaine est compensée par la volonté d’une Allemagne sans armes nucléaires à terme), neutraliste (acceptant paradoxalement la tutelle de l’OTAN pour se défausser de toute réflexion géopolitique) et pacifiste (pour les missions de son armée encore plus sévèrement encadrées à l’avenir). L’identité stratégique française est à rebours de ces trois idéologies : protégée par sa dissuasion, elle demeure une puissance militaire active. En faisant la promotion d’une diplomatie des valeurs sans l’usage de la force armée ou de l’exportation d’armement, l’Allemagne se place elle-même dans une éthique de conscience, aux antipodes d’une identité stratégique française fondée sur une éthique de responsabilité.

Sur le plan militaire, la plateforme de gouvernement adoptée le 24 novembre 2021 renforce la doctrine allemande – atlantiste d’abord, européenne ensuite -, qui lui fait embrasser des conceptions stratégiques dépassées : tournées vers l’Est, chenillées, lourdes. Trop pesantes pour une armée française plus combative, active et imaginative qui se prépare en permanence à tout type de conflits. A la Sitzkrieg allemande correspond la Blitzkrieg française dans une inversion totale des doctrines militaires au regard de l’Histoire contemporaine. Nulle surprise donc si les débats autour des spécifications des futurs projets d’armement tournent à l’aigre systématiquement : ne poursuivant pas les mêmes buts, comment les deux pays pourraient-ils développer des matériels communs ? Le cas du Tigre Mk-III est flagrant.

France – Allemagne : les fruits amers d’un Traité

Trois ans après le Traité d’Aix la Chapelle, on voit bien ce que ce dernier a apporté à Berlin – le soutien de Paris dans la conquête d’un siège permanent avec droit de veto au Conseil de sécurité des Nations-Unies et l’industrie aéronautique, spatiale et terrestre française sur un plateau d’argent – mais que l’on voit mal ce qu’il a eu de bénéfique pour la France.

Depuis son entrée en vigueur, à quoi a-t-on en effet assisté si ce n’est qu’à la critique acerbe (par une ministre allemande de la Défense) d’un projet d’autonomie stratégique européenne porté par le président français (inédit dans la relation bilatérale), le non-financement allemand du programme Tigre MK-III pourtant un programme phare commun, la fin du projet d’avion de patrouille bilatéral au profit d’un avion américain, la déstabilisation du projet de char de combat par l’irruption encouragée de Rheinmetall, le transfert des moteurs de rallumage de l’étage supérieur d’Ariane 6 de Vernon vers Ottobrunn, qui affaiblit la maîtrise française sur la technologie de projection ?

Le bilan pour un passé si récent en est édifiant : qu’en sera-t-il pour l’avenir ? Assistera-t-on demain à une remise en cause de notre dissuasion en raison d’une Allemagne anti-nucléaire ? Verra-t-on demain la remise en cause de l’accord intergouvernemental de minimis en vertu de la future loi allemande sur l’exportation d’une valeur politique bien supérieure pour les partenaires au pouvoir à Berlin ? Transférera-t-on demain, de Paris vers Berlin dans une collaboration tout le capital technologique français, du terrestre à l’aéronautique en passant par le spatial, pour éviter que l’Allemagne ne se tourne encore plus vers des solutions américaines ?

Face à un tel bilan, la voie de la raison imposera en avril prochain d’en venir à la seule issue possible et souhaitable : le divorce du couple franco-allemand faute de consentement ou par nullité constatée du consentement.

France-Allemagne : l’heure du retour à la liberté

L’identité stratégique française repose sur des piliers nationaux qui ne peuvent trouver d’appui ou de partage avec l’identité stratégique allemande : la dissuasion dont la mise en œuvre est politiquement et techniquement strictement nationale, le modèle d’armée complet, construit autour de l’autonomie nationale et de la polyvalence de ses capacités, l’industrie d’armement à la gamme presque complète, dont l’exportation est le garant de son développement et le point d’appui d’une diplomatie nationale et qui ne saurait être freinée par un partenaire étranger qui la bannit d’emblée.

Dissuasion, modèle d’armée complet, polyvalent et autonome, et industrie d’armement exportatrice : rien de tout cela n’est allemand ; rien de tout cela ne pourra être franco-allemand ; tout cela doit demeurer strictement national. Après les errements passés, actuels et, hélas ! futurs, la conclusion finira pourtant par s’imposer : la France doit retrouver sa liberté d’action car l’Allemagne n’est pas le bon partenaire de la France pour les affaires de défense et d’armement. Elle s’y enlise. Elle s’y enferme. Elle s’y perd. Comme le disait l’historien Jacques Bainville, « les systèmes qui reposent sur des principes arbitraires, conçus en dehors ou même à l’encontre des réalités et de l’expérience, n’engendrent que le néant ».

Trois ans après le Traité d’Aix-la-Chapelle et trois mois après le contrat de coalition, après tant de méprises françaises et de traîtrises allemandes conduisant à tant d’abandons, comment ne pas voir le néant d’une relation franco-allemande qui nie aussi puissamment l’identité stratégique profonde de la France ? Comme l’Antigone de la pièce d’Anouilh, il est temps de dire : « je suis ici pour vous dire : « non !« . « 

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[*] Vauban regroupe une vingtaine de spécialistes des questions de défense.
Source : La Tribune.fr
25/01/2022