You are currently viewing De la nécessité du nationalisme en Amérique

De la nécessité du nationalisme en Amérique

Par Nathan Pinkoski chercheur et directeur du programme académique du Zephyr Institute

Quand un intellectuel d’outre Atlantique s’interroge sur le nationalisme et invoque, pour étayer sa réflexion, l’Action Française, Charles Maurras et Axel Tisserand (NDLR)

(Article paru dans la revue First Things : https://www.firstthings.com/article/2021/11/the-necessity-of-nationalism)

Ceux qui sont impliqués dans les débats autour du nationalisme américain trouveront dans le livre sceptique de Samuel Goldman « Après le nationalisme : être américain dans une époque de division, » une lecture rafraichissante. Loin de l’hystérie, l’exercice historique sobre et succinct de Goldman propose une critique solide et appuyée sur la science politique des nationalistes américains actuels. Il réussit moins cependant comme critique du nationalisme. En fait Goldman en démontre même finalement la pertinence.

Le livre critique d’abord les défenseurs idéalistes du nationalisme. Goldman atteint son objectif en ciblant deux journalistes :  Rich Lowry   à la National Review et Ramesh Ponnuru. En réponse, aux résultats de l’élection de 2016, Lowry et Ponnuru faisaient partie de ceux qui ont parlé du besoin d’une cohésion nationale et argumentent en faveur d’un nouveau nationalisme américain. Pourtant pour éviter les critiques et se distancer eux-mêmes des politiques et des hommes politiques de 2016, ils expriment leurs propositions en restant dans une forte abstraction. Goldman observe que leurs propositions s’appuient sur des formules plutôt émotionnelles et bien intentionnées qu’il est difficile de réfuter car on ne peut déceler d’un point de vue pragmatique ce qu’elles impliquent clairement.

Goldman soutient que notre adhésion au nationalisme requiert une plus grande recherche historique –il examine trois paradigmes nationalistes qui se sont développés aux États-Unis. Le paradigme de la Convention née de la Nouvelle-Angleterre puritaine du 18ème siècle définissant l’Amérique comme un peuple anglais doté d’une mission divine. Le paradigme du Creuset qui a triomphé au début du vingtième siècle regardant l’Amérique comme un « melting-pot » de différentes nations et religions reforgées pour faire une nation. Pour finir le paradigme du Credo de l’Amérique unie par un socle de croyances autour de la liberté et de l’égalité qui soudait l’Amérique durant les années 1940 et 1950 face aux totalitarismes du nazisme et du communisme.

Goldman explique que chacun de ces paradigmes étaient basés sur des idéaux tentant d’adapter la réalité politique fragmentée de l’Amérique. Ces quêtes pour une unité nationaliste n’ont pas su tenir compte de la fragmentation plurielle et persistante, elles ont donc échoué. En outre, au contraire de la plupart des nationalistes actuels, ces trois projets nationalistes n’évitaient pas les dilemmes moraux et politiques qui étaient liés à la quête du renforcement national. Goldman explique que les nouveaux nationalistes ne se confrontent pas à ces dilemmes et donc ne pourront jamais atteindre le niveau de consensus et de stabilité auxquels ils aspirent. En allant plus loin, on pourrait noter qu’en s’extasiant sur ces vieux paradigmes, les nouveaux nationalistes révèlent une tournure d’esprit romantique et même nostalgique trahissant leur manque de sérieux concernant les réalités présentes.

Goldman explique que le paradigme de la Convention exagère la prédominance des protestants anglais en Amérique et exige que les autres groupes ethniques et traditions religieuses gardent un rôle marginal. Au milieu du 19ème siècle, quand les Allemands et les catholiques atteignirent l’Amérique en masse, le mythe de l’Amérique comme un pays anglais et protestant ne pouvait pas être maintenu plus longtemps. L’origine du paradigme de la Convention défendaient une série perfectionniste de positionnements théologico-politiques et demandaient aux élites américaines de se conformer à ses positions. Les nouveaux nationalistes qui font allusion au paradigme de la Convention hésitent à suivre ici et préfèrent la neutralité au perfectionnisme. De toute manière, le paradigme de la Convention requiert un fort sentiment religieux et le retrouver dans le monde présent nécessiterait un autre « Grand Réveil ». Mais comme Goldman le note, actuellement il y a peu de chance pour un retour du calvinisme.

Le paradigme du Creuset reposait sur une immigration restrictive et une assimilation intensive avec toutes les ambiguïtés morales liées à ces processus. Goldman observe que l’intégration de cette période n’a pas permis aux afro américains de devenir pleinement citoyens et que les tensions religieuses entre protestants, catholiques et juifs sont restées fortes. La condition nécessaire pour reprendre l’intégration de cette période passerait par une immigration restrictive. Beaucoup de nouveaux nationalistes sont allergiques à cette stratégie et attachés à la mystique d’Ellis Island. Même si l’Amérique appliquait de nouveau les mesures de restriction de l’immigration, Goldman explique que l’immigration est en aval des autres problèmes. L’anxiété autour de l’immigration reflète l’opposition à la fragmentation politique et culturelle qui commence avant le début, en 1965, de l’immigration de masse. Goldman suggère que l’immigration n’est pas la cause de ces problèmes et que sa fin ne peut pas en être la solution.

Finalement le succès du paradigme du Credo repose sur les circonstances spécifiques de la seconde guerre mondiale et de la guerre froide. Sans des conflits extérieurs existentiels pour focaliser l’attention des Américains, la version forte du Credo ne peut pas marcher car il est trop facile de trouver des exemples intérieurs de l’échec des Américains à vivre selon ce Credo. Goldman explique comme cela l’échec du paradigme du Credo dans les années 1960 : le mythe ne pouvait plus masquer la réalité intérieure des tensions raciales. Pour beaucoup de nouveaux nationalistes, c’est ce qui définit l’Amérique post-guerre. Au lieu de voir les années 60 comme une décennie ambiguë quand la révolution culturelle et la violence gauchiste ont ravagé la piété patriotique des années 40 et 50, ils expliquent comment l’Amérique a échoué à vivre selon son Credo avec une vision très positive des années 60.

La spécificité de l’approche historique de Goldman est une critique habile des nouveaux nationalistes. Au lieu de suivre l’approche de gauche libérale qui explique que les nouveaux nationalistes sont juste des racistes inavoués, Goldman explique qu’ils sont trop libéraux pour suivre leurs projets. En voulant rendre le nationalisme doux pour le libéralisme actuel, ils ne réussiront jamais à ressusciter les paradigmes qu’ils invoquent.

Pourtant, il faut reconnaitre, ce que fait parfois Goldman, que les mouvements nationalistes étaient efficaces à leur époque. Chacun a forgé des liens de solidarité qui ont permis aux américains de répondre aux défis historiques et ont renforcé l’identité nationale. Le paradigme de la Convention a donné aux américains, le langage, les lois et la religion qui leur ont permis de dire qu’ils défendaient les traditions anglaises alors que le Parlement et le Roi les trahissaient. Sans la Convention, l’indépendance eut été impossible. Goldman admet que le paradigme du Creuset était efficace “Réduire le flot d’immigrants et décourager l’expression de cultures étrangères et encourager un degré de cohésion qui était absent au maximum de l’immigration”. Si le Creuset n’a jamais vraiment marché, ce fut pendant cette période. Et bien que Goldman ait raison de pointer du doigt la persistance des confrontations religieuses, la montée inexorable des mariages interreligieux au cours du vingtième siècle montre leur adoucissement. Enfin, le Credo n’a pas seulement aidé à gagner la guerre mondiale. Son réel prestige vient d’abord de sa première articulation par Abraham Lincoln qui a persuadé les cœurs et les esprits de tant d’américains. Il est d’ailleurs remarquable que ce livre ait tant à dire sur les usages de Lincoln mais si peu sur Lincoln lui-même. Goldman semble hésiter à désenchanter ce mythe particulier de l’unité nationale peut être parce q’ il est encore très puissant.

En rejetant l’adéquation actuelle de la Convention, du Creuset ou du Credo, Goldman propose une compréhension de l’identité nationale qui tourne plus autour du mode de gouvernement que de l’origine ethnique ou de l’affiliation religieuse. Le régime qu’il défend bâtirait des institutions qui autorisent et préservent l’expression du désagrément. En même temps Goldman propose de restaurer un patriotisme constitutionnel qui “renforcerait les institutions”. C’est un projet ambitieux et il l’admet, c’est une version du paradigme du Credo bien qu’adoucie et préservant la pluralité.

Cela amène la question suivante : Goldman suggère-t-il vraiment une voie pour un post-nationalisme ? L’aspect le plus déconcertant de l’ouvrage est sans doute l’ambiguïté de son titre. Au dernier chapitre, Goldman fait le lien entre son argument et celui d’Alasdair McIntyre soutenant que la société contemporaine est fragmentée. Pour McIntyre, le sens des concepts éthiques – précisément la vertu – est devenu une question se pensant uniquement à travers l’individu et la subjectivité de son opinion, laquelle ne repose plus sur aucune notion commune. La conviction de Goldman est que nous avons affaire à une conjoncture similaire avec le concept de Nation.

         Vivons-nous dans une époque où la fragmentation est telle que toute forme de nationalisme est impossible ? L’argument de MacIntyre dans After virtue pousse à conclure que la vertu est désormais impossible. MacIntyre soutient que dans la mesure où la conception individualiste de la vertu est majoritaire, nous sommes désormais dans l’air de « l’après-vertu ». En cela, il rejoint Nietzsche. Cependant, MacIntyre rejette la radicale conclusion nietzschéenne selon laquelle le langage de la vertu n’a[urait]plus de sens dans nos vies, et donc ne doit pas diriger nos vies ici et maintenant. Au contraire le livre de MacIntyre montre pourquoi le langage de la vertu doit diriger nos vies ici et maintenant

         Tout d’abord, le diagnostic de Goldman s’inspire de Nietzsche. En tant qu’historien, Goldman critique trois idées reçues, trois visions du nationalisme américain. Une fois les mythes détruits, on en vient à déduire qu’aucune tentative future de construction d’une identité nationale est possible. De la même façon que Nietzsche avec la question morale, Goldman suggère parfois que le nationalisme se construit par l’agrégat d’une variété d’individualités comme un exercice subjectif de l’imagination. Dès lors que le subjectivisme a été mis au jour et qu’il ne dirige plus nos vies, il ne doit plus diriger nos vies. En ce sens, la vision qu’a Goldman du nationalisme rejoint tout à fait celle de Nietzsche sur la morale.

         Pourtant, quand Goldman passe de l’histoire à la théorie politique, il s’éloigne de Nietzsche. Comme MacIntyre, Goldman admet que nous devons penser et agir sur la base de certains concepts communs. En acceptant une solution nationaliste civique, on s’éloigne de la thèse selon laquelle nous vivrions dans une ère post-nationaliste. Nous vivons plutôt une époque où nous devons choisir la vision du nationalisme qui sied le mieux, empiriquement, à notre pays (pour Goldman, nous devons étudier a fortiori le fait de la pluralité de notre pays.). C’est une lourde concession en faveur d’une thèse soutenant que le nationalisme doit diriger nos vies.

         Si nous acceptons que le concept de nation organise toujours la chose publique, pouvons-nous envisager d’autres modèles d’organisation politique reposant sur le principe national ? Pouvons-nous dépasser la dichotomie de Goldman du nationalisme civique « doux » et monolithique, homogénéisé ? Quelle autre forme de nationalisme mérite notre attention ?

         Envisageons ce qui suit : imaginez un mouvement politique qui dès son origine rompt avec la conception monolithique de l’unité nationale à cause des dégâts que cela a causé aux communautés locales et à la diversité régionale. Ce mouvement pulvérise les visions nostalgiques du passé et le fantasme romantique d’une identité nationale unifiée. Au lieu de définir l’identité par « l’origine ethnique » ou la « filiation religieuse familiale », il propose une identité nationale qui gravite autour d’une «façon de gouverner». Cela induit de retrouver une constitution particulière qui convient à la longue tradition plurielle du pays.

         Ce mouvement politique est un des mouvements nationalistes les plus influents – et un des plus controversés – du vingtième siècle ; l’Action française. S’opposant au nationalisme monolithique de la révolution française, l’AF a développé une stratégie économique et politique pour redonner vie au localisme et au régionalisme. Ses meilleurs auteurs ont bâti leurs carrières littéraire et politique sur le rejet de la nostalgie romantique pour donner au mouvement un visage moderne. Le cœur du mouvement, toutefois, était son engagement envers l’ordre constitutionnel convenant le mieux au pluralisme de la France, lequel est déduit sur la base de faits empiriques.

         L’écart entre Goldman et Charles Maurras n’est pas aussi grand que l’on pourrait le penser. Goldman décrit le danger d’un « nationalisme coercitif » et d’une coercition officielle et centralisée- Maurras critique « un César complétement impersonnel et anonyme, – tout puissant mais irresponsable et inconscient » qui « n’a de cesse de molester les Français dès le berceau ». Pour Goldman « la décision du futur est entre l’acceptance, cependant à contrecœur, du désordre, d’une frustrante pluralité et la poursuite d’une unité qui continue de nous décevoir ». Pour Maurras, « le patriotisme français, nourrit et réactualisé à ses sources vives locales, est peut-être un peu plus complexe à concevoir et réguler qu’un patriotisme univoque, simpliste, administratif et abstrait de la révolution et de la tradition napoléonienne. Mais qu’il est bien plus solide ! ».  Pour Goldman, le peuple américain est « généré et maintenu par nos interactions sous des institutions spécifiques dans un lieu donné. L’éthique de Goldman pour un nationalisme civique est un appel à un « patriotisme-constitutionnel » pour renforcer les institutions du fédéralisme. Pour Maurras, « la profusion » des libertés locales historiques et des pratiques qui caractérisent le peuple français « nécessite la solidité et l’intégrité d’une constitution particulière « les institutions d’un royalisme fédéral ». L’appel à soutenir « la France intégrale » est un appel à soutenir un régime type : « une France fédérale ». C’est pour cela que dans un ouvrage récent – défendant la pertinence de Maurras et de l’Action française, le philosophe Axel Tisserand décrit le nationalisme maurrassien comme une version du « patriotisme constitutionnel ». Qu’est-ce qui explique ces étonnants points de rencontre ? Goldman, comme Maurras, soutient que la nation demeure le sommet de la hiérarchie politique et que ses institutions doivent être organisées pour le peuple, à partir de cette nation.

         Parce que l’histoire du nationalisme est l’histoire de l’Europe moderne, l’appel de Goldman pour une discussion du nationalisme plus averti historiquement parlant nous invite à considérer des parallèles possibles entre l’Amérique et l’Europe. Le chemin pris par l’histoire politique américaine (par exemple, l’essor d’un État administratif centralisé et la montée de politiques révolutionnaires) dément toute forme de confiance en l’exceptionnelle immunité américaine contre la politique à l’européenne. Il en va de même des contours du nationalisme dans l’histoire de l’Amérique que dans celle de l’Europe. Si le nationalisme définit désormais la politique sur les deux continents, l’histoire américaine et européenne convergent au lieu de diverger. Si nous devons faire face à ces défis, nous devons apprendre des mouvements politiques européens, particulièrement ceux qui réfléchissent au principe national pour relever ces défis. Nous devons suivre leurs enseignements et enquêter pour savoir quelles institutions nous devons préserver, détruire et ce que nous devons construire de nouveau.

Traduit de l’anglais par Liam Sévisio et Rainer Leonhardt