1960 – La décolonisation
Par PHILIPPE LALLEMENT
Trente ans plus tard, en 1954, la population musulmane bénéficiant d’importantes mesures d’hygiène et de santé, connaissait une croissance exponentielle de huit millions d’Arabes et de Berbères pour un million de pieds-noirs. En 1957, l’Algérie devenait une bombe démographique tandis que l’Action française combattait[1] sur un double front : face à ceux qui poussaient à dissoudre notre pays dans une communauté européenne « supranationale » et face à ceux qui poussaient la France à abandonner l’Algérie, clef de voûte de l’Afrique française. Cette fois-ci, l’enjeu n’était plus d’améliorer la colonisation mais d’éviter la décolonisation, donc la sécession des musulmans, à travers une solution fédéraliste. Pour la « vieille maison », le véritable problème[2] des musulmans, c’était le régime démocratique et son suprémacisme libéral. D’où la nécessité, disait Pierre Debray, de reconnaître aux musulmans la légitime prise de conscience d’un héritage[3] différent de celui des colons, et la nécessité de ne pas chercher à les en couper : « Que veulent, en effet, la plupart des Musulmans ? Non, sans doute, se séparer de la communauté franco-africaine mais conserver au sein de cette communauté leurs mœurs, leurs traditions ou, comme on le dit maintenant, leur « personnalité ». Il faut donc que nous consentions à renoncer à cette sorte de racisme, qui nous porte à nous imaginer que nos institutions libérales sont les seules convenables. Mais comment le Régime en serait-il capable, qui est précisément fondé sur le dogme démocratique des « droits de l’homme », sur ce faux universalisme rationaliste que récuse aujourd’hui l’Algérie, et avec elle, l’Afrique tout entière ! Il est pour son malheur et le nôtre, prisonnier de sa logique. L’idéologie, dont il se réclame, ne soutient-elle pas que les institutions qui nous gouvernent, étant fondées sur la Raison, sont universellement applicables ? Qu’importe qu’un peuple soit demeuré à l’âge de pierre, ou qu’il pratique l’esclavage. En lui accordant le droit de vote, on le fait participer aux bienfaits de la civilisation !
« … Les Noirs, ou les Musulmans les plus lucides, attendaient de nous la reconnaissance de leur originalité culturelle. Ils ont pris conscience de leur différence. Le passé dont ils sont les héritiers n’est pas le nôtre. Ils ne veulent pas se laisser couper de ce passé. Rien là que de légitime. Comment pourraient-ils se satisfaire de nos « lois cadres » même s’ils ont été dupes, un moment, de concepts juridiques trop étrangers à leurs habitudes mentales pour qu’ils en saisissent exactement le sens ? Ils découvrent que notre régime parlementaire disloque les structures sociales, désagrège les traditions auxquelles ils s’accrochent. »
Le 13 mai 1958, les Algériens de toutes confessions fraternisaient sur le Forum d’Alger. Comme en 1954, la Restauration Nationale, menée par Pierre Juhel, menait les manifestations, non loin du Palais Bourbon, contre une IVe République en déliquescence. Le gouvernement, n’avait aucune autorité et le vrai pouvoir était à Alger. Mieux organisés, non divisés et plus coordonnés avec les catho-maurrassiens de la « Cité » noyautant le milieu militaire[4], les monarchistes auraient mis en avant le comte de Paris[5]. Le cours de l’Histoire aurait pu en être changé. Le général Salan ne savait que faire du pouvoir réel. Il s’en débarrassa entre les mains de De Gaulle qui confisqua la révolution nationaliste de mai 58.
Le 16 décembre 1959, le président De Gaulle lançait la formule d’autodétermination. Aspects de la France titra aussitôt « De Gaulle en haute Cour » et fut saisi[6]. La « vieille maison » refusait les trois propositions : francisation, association et indépendance. La francisation (en fait, l’assimilation) impliquant l’arrivée en force d’une centaine de députés musulmans au Parlement, constituait pour l’opinion métropolitaine un repoussoir. L’association n’était qu’un état transitoire avant l’indépendance qui revenait à livrer les Français d’Algérie à un pouvoir musulman. À travers son président Louis-Olivier de Roux et Georges Calzant, l’Action française dénia au chef de l’État le droit de disposer ainsi des terres françaises : une telle question ne saurait être soumise à référendum.
Entre l’absurde assimilation et l’abandon décolonisateur, l’Action française prônait une tierce voie, la solution fédéraliste : l’intégration, « parce qu’elle est une solution politique qui possède la double vertu d’avoir été sanctionnée au long des siècles par des réussites éclatantes ; et d’être aisément comprise des Musulmans puisqu’elle se réfère à une tradition politique dont ils participent. Il n’en va pas de même de l’assimilation qui suppose l’abandon du droit coranique, et qui, de ce fait, ne saurait être accepté d’un croyant musulman. » S’appuyant sur l’empirisme organisateur,
Debray rappela la solution maurrassienne, pouvant souplement intégrer les héritages indigènes : « Quand on y réfléchit, l’assimilation relève de la pratique républicaine, niveleuse, destructrice des particularités et des traditions, tandis que l’intégration peut se réclamer de l’empirisme capétien, qui lui-même ne faisait que reprendre celui des Romains et des Arabes même. Quand une province, par l’heureux hasard d’un héritage ou par la fortune des armes, se trouvait réunie à la couronne, elle était bel et bien intégrée, pourtant il se passait parfois des siècles avant qu’elle soit vraiment assimilée. En effet, elle conservait sa coutume juridique, ses institutions locales, le cas échéant sa langue. Sous la monarchie, on parlait communément des « Allemands de France » sans que personne n’y voit d’inconvénient. Certes, par ses retouches prudentes, le pouvoir central s’efforçait d’aboutir à l’harmonisation indispensable, à la cohérence de l’ensemble. Du moins, se ménageait-il toujours des délais. C’est ainsi que la Lorraine, si attachée à ses ducs, fut placée sous l’autorité du roi Stanislas, beau-père de Louis XV, afin qu’elle s’habitue, par une transition insensible, à son entrée désormais inévitable dans le royaume de France.
« Les Romains n’agissaient pas autrement. Athènes conquise conserva ses magistrats, élus ou tirés au sort, selon l’antique Constitution. L’Empire demeurait une mosaïque de cités, qui obéissaient sans doute à la cité reine, par force d’abord, puis par amour. La citoyenneté romaine, du moins jusqu’à l’édit de Caracalla, n’était accordée qu’à des individus que distinguait leur mérite. Les conquérants germains se gardèrent bien d’innover, et dans la Gaule soumise à Clovis, l’indigène ne fut pas assujetti à la loi salique et, comme par le passé, utilisa le droit du prêteur. Bien plus, les Burgondes ayant été contraints à leur tour de s’incliner devant Clovis, les règles instituées par leurs rois restèrent en vigueur. A leur tour, les Arabes, quand ils déferlèrent jusqu’aux pieds des Pyrénées, se montrèrent assez sages pour permettre aux Chrétiens, à condition que ceux-ci payent un impôt spécial, de conserver intact leur statut civil. »[7]
Le chef de l’État avait lié la « francisation complète » à des conditions irréalisables – compte tenu de l’accroissement des naissances – en matière de traitements, de salaires, de sécurité sociale, d’instruction, de formation professionnelle. L’enjeu était donc la décolonisation, synonyme, pour les Européens de souche, de re-migration[8] – et d’émigration pour les Français musulmans partisans du « vivre ensemble ».
Le responsable de la chronique du Combat des idées précisait la critique maurrassienne du concept gaulliste de francisation, si proche de l’assimilation jacobine : « … La » francisation »… Si c’est l’assimilation, qu’on le dise clairement, et la seconde solution préconisée par le chef de l’État a toutes les chances d’être rejetée par les Musulmans. Sans doute est-ce ce que l’on veut. Mais là encore, qu’on le dise clairement. Un républicain conséquent, ne l’oublions pas, ne saurait loyalement promouvoir l’intégration, celle-ci impliquant l’abandon du système centralisateur qui paralyse la nation et l’étouffe. »
On connaît la suite. Le 5 juillet 1962, Pierre Debray signa l’éditorial d’Aspects de la France qui commençait par ces mots : « Consummatum est… Le drapeau vert et blanc du FLN flotte sur Alger, rien n’a manqué à la Passion de la France en ce dimanche du Précieux sang ». Le 6 juillet, la terreur régnait à Oran, c’était « la valise ou le cercueil ». Et ce fut la grande re-migration. Les groupes militants de la « vieille maison » se portèrent à l’accueil des réfugiés dans les ports de Marseille, Marignane, Port-Vendres et à l’aéroport d’Orly. Les Français musulmans harkis ayant pu échapper à la terreur FLN furent déportés dans des camps et des zones forestières du Midi
Philippe Lallement,
à suivre la semaine prochaine dans :
5/11 : 1990 – L’immigration entre communautarisme et assimilisation
Pour voir les articles précédents :
1/11 – La laïcité comme nœud gordien
2/11 – Quatre générations actives, porteuse de solutions originales
3/11 – 1930 – La dernière époque coloniale
[1] Pierre Debray, « Chances et faiblesses de la France », L’Ordre français n°17, décembre 1957.
[2] Pierre Debray, La troisième guerre mondiale est commencée, Presses continentales, 1958.
[3] Les maurrassiens utilisent la notion d’héritage et non celle d’identité mise en avant par la Nouvelle Droite.
[4] Particulièrement au « 5e bureau ». Les services d’action psychologique de l’armée avaient commandé une brochure à Jean Ousset.
[5] Contrairement à 1942, le Prince est alors absent d’Alger. Il semble voir en de Gaulle un « général Monk ».
[6] Il est le premier à avoir encouru cette sanction, et sera saisi à plusieurs reprises, supportant maints procès pour offense au chef de l’État.
[7] Pierre Debray, « Le pourquoi de l’intégration », Aspects de la France du 25.9.1959 et Amitiés françaises universitaires n° 46, d’octobre 1959.
[8] Par euphémisme, on parle alors de « rapatriement », pour une population dont une part importante n’avait jamais vu la métropole, n’en était pas nécessairement originaire, et même pour la population juive, pourtant installée là dès l’époque romaine, bien avant l’arabisation.