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Une révolution anthropologique ?

Par Gérard Leclerc

Avec le wokisme et ses satellites, nous subissons une véritable révolution anthropologique (conception de l’Homme). Notre ami Gérard Leclerc ne cesse de nous en alerter et c’est pourquoi nous reprenons un texte qu’il avait fait paraître en 2022 dans le bi-hebdomadaire Royaliste n° 1229, sur l’ouvrage d’Emmanuel Todd, « Où en sont-elles ? Uneesquisse de l’histoire des femmes », Seuil.

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« Nous vivons, c’est évident, une révolution anthropologique.  » C’est par cette affirmation qu’Emmanuel Todd ouvre son dernier essai, dont le sous-titre signifie toute l’ambition : Une esquisse de l’histoire des femmes. Nous sommes, en effet, à un moment de trouble dans le domaine des relations entre les hommes et les femmes, et alors que la question homosexuelle est venue bouleverser tout l’équilibre social, ne serait-ce qu’avec «  le mariage pour tous  » et l’obsession du transgenre qui s’interpose comme «  point d’aboutissement d’un processus continu d’érosion des identités, de toutes les identités : de religion, de classe, de nation, d’idéologie politique  ». Comment nier que notre époque corresponde à une accumulation de mutations de nos représentations, qui vont de pair avec les transformations des fonctions dans toutes les strates, qu’elles concernent la famille, l’école, la justice, l’économie ?

Emmanuel Todd, qui est à la tête d’une œuvre considérable d’historien et de sociologue, semble particulièrement doué en tant qu’éclaireur pour nous faire comprendre où nous allons, d’autant qu’il détient les clés de ce dont nous venons. En un mot, c’est un anthropologue, c’est-à-dire un chercheur habile à décrypter les codes d’une humanité en devenir à partir de repères significatifs. À savoir les systèmes familiaux qui structurent les sociétés depuis les origines. Ce en quoi il se montre le disciple talentueux et pénétrant de Frédéric Le Play. Ce polytechnicien du XIXe siècle s’est fait connaître par sa célèbre enquête sur les ouvriers européens, mais il était aussi marqué par une solide réputation réactionnaire dans la ligne des Bonald et de Maistre. Sa valeur scientifique comme initiateur de la sociologie fut toutefois mise en évidence par Raymond Aron. Mais il fallut Emmanuel Todd pour donner toute son ampleur à une méthode d’investigation qui permettait d’identifier les grands mouvements de société contemporains.

À ce propos, je suis contraint de faire un aveu. Voilà déjà longtemps que je lis Emmanuel Todd et que je tente de le suivre dans ses analyses. Je pense l’avoir parfois compris dans certains contrastes des formes familiales. Mais au total, je demeure un élève très médiocre depuis son banc d’école, où il tente de pénétrer une grammaire qui ne cesse de lui échapper. C’est encore le cas avec ce dernier livre, où – qu’il me pardonne ! – j’ai souvent décroché, en dépit de l’intérêt puissant que je devinais dans sa recherche de la famille originelle et des différences perceptibles au gré des graphiques et des cartes intercontinentales.

Heureusement, grâce à certains chapitres plus historiques et des développements plus philosophiques, j’ai eu le sentiment de me raccrocher aux branches et d’appréhender la trajectoire de fond de son livre. En un mot, il s’agit de comprendre la situation actuelle des femmes qui, depuis des décennies, n’a cessé de croître en pouvoirs et en avantages, alors qu’un féminisme de troisième âge se caractérise par une violence revendicative d’une rare intensité. En effet, les femmes dépassent désormais les hommes sur le terrain scolaire et universitaire, elles ont conquis en masse le marché du travail et investissent totalement le milieu de la justice. Sans doute, la domination masculine persiste tout en haut de la société, mais il ne s’agit plus que d’une mince pellicule, sans doute d’autant plus insupportable qu’elle demeure comme l’espace ultime à conquérir. Mais au total, l’évolution poursuivie est plutôt jugée positivement par notre observateur qui conclut son essai par un vœu : «  Nous n’avons pas besoin de petites-bourgeoises qui dénoncent inlassablement, au nom du “genre” l’oppression d’un sexe par un autre, et diabolisent des hommes qui ont trop peu travaillé. Ce dont nous avons besoin, dans l’immédiat, c’est de femmes qui prennent leur part des luttes sociales et de l’organisation du collectif.  »

Autant dire qu’Emmanuel Todd, si positif dans son appréciation générale de tous les phénomènes présents qui sont d’ordre sociétal, et notamment en ce qui concerne les mœurs, n’est pas disposé à sacrifier à certaines dérives idéologiques comme celles qui se rapportent à la notion de genre. Cette notion n’est pas seulement improbable pour la science, elle peut déboucher sur une catastrophe morale, dès lors que l’intégrité physique de l’enfance se trouve violée pour satisfaire à une revendication de modification sexuelle. À ce propos, Emmanuel Todd remarque qu’il s’agit, de sa part, de la seule réquisition morale qu’il se permet dans le cours d’une réflexion, où il s’agit d’observer les phénomènes plutôt que de les juger. Voilà précisément qui me fait, quant à moi, difficulté.

Peut-on, en effet, traiter de questions sociétales en termes froids et comme indifférents, alors qu’il s’agit de réalités humaines sui generis, non réductibles au monde physique ? Sans doute, à la suite d’Aristote, est-il possible de parler de «  physique sociale  », ce qui permet d’échapper à des dérives idéologiques en identifiant le domaine spécifique des sciences humaines. Mais il n’empêche que chaque domaine est susceptible d’une méthodologie propre, qui lui permet de ne pas trahir son essence particulière. Quand Emmanuel Todd aborde, par exemple, le domaine religieux, observe-t-il les précautions nécessaires ? Je n’en suis pas persuadé et j’aurais des objections sérieuses à l’égard d’une affirmation selon laquelle, dans le christianisme, il y a phobie absolue de la sexualité. Chez saint Augustin, l’attention est portée sur ce qui perturbe la sexualité, qui elle-même est de création divine.

Quand notre anthropologue décrète que nous assistons au stade terminal du christianisme, qu’il associe – un peu comme Freud – à un surcroît de formation culturelle, on peut se demander s’il n’est pas lui-même prisonnier d’une phobie antireligieuse. Mais cette phobie se trouve démentie grâce à un entretien qu’il a donné à la revue Mission, où, pour la première fois, il exprime son sentiment personnel sur le sujet : «  J’aimerais bien croire, mais je n’y arrive pas… c’est au-dessus de mes forces. Je ne suis pas croyant du tout. Cela dit, je vais souvent me recueillir dans les églises, et pas seulement quand je ne me sens pas bien…  » Et face à l’effondrement religieux qu’il constate en sociologue, son sentiment ne va nullement dans le sens d’une évolution irréversible : «  Le vrai problème, c’est que l’énergie religieuse accumulée du premier millénaire avant au premier millénaire après Jésus-Christ, brûlée entre 1700 et 2020, va être plus difficile à renouveler que les énergies fossiles.  » Et en conclusion : «  Le christianisme a quelque chose à voir avec la résistance au chaos ! Et sa chute ultime peut mener au chaos. » (1).

Voilà qui, à mon sens, peut heureusement s’ajouter à son dernier essai de physique sociale ! ■

(1) Revue Mission n°2, Coédition Première-Partie – Edifa – Spfc-acip.