Par Nadège Cordier
Ce n’est pas tous les jours que l’on parle de Jules Barbey d’Aurevilly. En 1882, il presse son éditeur, Alphonse Lemerre, de publier dans son intégralité le feuilleton qu’il vient de faire paraître du 5 au 22 juin dans Gil Blas – qui n’avait d’ailleurs pas manqué de profiter de la renommée de l’auteur pour tâcher de gonfler ses ventes en séduisant ainsi ses lecteurs : « Prochainement, Gil Blas, toujours à la recherche des nouveautés et des surprises littéraires qui ont justifié sa réputation et son succès, aura le plaisir d’offrir à la lecture l’œuvre inédite d’un des grands écrivains de ce temps. M. Barbey d’Aurevilly a promis à Gil Blas une de ces ‘nouvelles’ aussi dramatiques qu’originales où il est passé maître. C’est une bonne fortune exceptionnelle pour Gil Blas et pour ses nombreux lecteurs. La collaboration de M. Barbey d’Aurevilly est si précieuse et si rare que nous la considérons comme un véritable événement littéraire ».
Le succès d’Une histoire sans nom va être considérable. Tous les volumes qui paraissent en septembre 1882 sont épuisés en seulement quatre jours si bien que Lemerre, émerveillé, en commande un nouveau tirage, supérieur au précédent. Barbey d’Aurevilly écrira à une amie : « Pendant que je passe mon mois à Valognes, Une histoire sans nom fait un bruit du diable à Paris ». Et de nouveaux tirages sont sans cesse recommandés, « on est à la quatrième édition et on en demande toujours » précise-t-il dans une lettre datée du 27 octobre 1882, ajoutant que « même les journaux, malgré la haine qu’ils me portent et que je mérite bien par mon mépris pour eux, clabaudent sur la beauté du livre et me reconnaissent enfin du talent ».
Mais qu’est donc Une histoire sans nom ? Est-ce une absence de nom ou bien une histoire innommable tellement elle est atroce ? Scandale, indignation, horreur… voilà les mots qui décrivent le mieux ce texte. Une femme, Jacqueline de Ferjol, éperdument amoureuse de son défunt mari ne sait aimer sa fille, Lasthénie. Lire leur relation est oppressant, mais l’intrigue est telle que le lecteur reste accroché à ce livre noir (noir, gris, sombre aussi dans les décors qui ne renvoient que bien peu à la couleur) pour voir jusqu’où peut aller un tel esprit. C’est parfaitement envoûtant…
D’une vie monotone dans une bourgade cernée de hautes montagnes qui empêchent jusqu’à la lumière de d’éclairer les âmes, l’auteur fait un récit hors du commun : une visite de quelques jours chamboule tout, à jamais. L’enfer et la désolation prennent le contrôle de l’existence de l’hôtel de Ferjol et l’atmosphère s’alourdit chaque jour davantage, devenant pesant, irrespirable, empoisonnée. Le malheur ronge les cœurs, exacerbe les âmes, malmène les personnages… la lumière manque de disparaître complètement des lieux.
En sommes, c’est d’un long tête-à-tête entre une mère et sa fille dont il est question ici sous les yeux de leur fidèle servante âgée. Aujourd’hui, en médecine, le syndrome de Lasthénie de Ferjol est un trouble reconnu dont le dictionnaire médical de l’Académie de Médecine donne la définition suivante dans son édition 2024 : « Maladie psychiatrique grave dont l’expression prépondérante est une anémie microcytaire avec une sidérémie diminuée liée à des spoliations sanguines répétées volontaires ».
Bref, des sentiments très tranchés, un amour éternel, des solitudes qui se côtoient, un silence abyssal, c’est un chef-d’œuvre de noirceur que je vous propose ici. Un plaisir de lecture immense qui vous donnera, j’en suis sûre, l’envie d’ouvrir d’autres ouvrages de Jules Barbey d’Aurevilly, parmi lesquels je ne saurai trop vous conseiller la lecture de celui paru en 1874, Les Diaboliques.