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La population du monde francophone atteint 536 millions d’habitants

Par Ilyes Zouari

Président du CERMF (Centre d’étude et de réflexion sur le Monde francophone)

Après avoir récemment dépassé l’Union européenne, dans ses anciennes frontières incluant le Royaume-Uni, le monde francophone compte désormais 536 millions d’habitants. Une progression essentiellement due à l’Afrique francophone, dont l’émergence démographique et économique mériterait davantage d’attention de la part des pays francophones du Nord, et notamment de la France dont les aides au développement bénéficient principalement aux pays de l’est de l’Union européenne, au mépris de ses propres intérêts.

En se basant essentiellement sur les statistiques démographiques détaillées publiées en juillet dernier par le PRB (Population Reference Bureau), organisme privé américain et une des références mondiales en matière de démographie, la population du monde francophone, qui avait atteint la barre des 500 millions d’habitants fin 2018, peut être estimée à 536,1 millions au 1er janvier 2022. Soit une hausse de près de 2,3 % sur un an (524,1 millions début 2021), et une population creusant l’écart avec celle de l’ensemble constitué par l’Union européenne et le Royaume-Uni (515 millions).

536 millions d’habitants début 2022

Cette estimation correspond à la population du monde francophone dans sa définition géographique la plus stricte et la plus sérieuse, qui ne tient compte que des pays et territoires réellement francophones, dans lesquels la population est en contact quotidien avec la langue française, et où l’on peut « vivre en français ». Un ensemble qui rassemble 33 pays répartis sur quatre continents, et dans lequel ne sont donc pas comptabilisés les parties non francophones de pays comme la Belgique, la Suisse ou le Canada, tout comme un certain nombre de pays membres à part entière de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), mais ne remplissant pas les critères nécessaires afin de pouvoir être considérés comme francophones (tels que le Liban, la Roumanie ou encore la Guinée-Bissau). Et ce, en vertu du fait que le français n’y est pas, seul ou avec une langue locale partenaire, la langue de l’administration, de l’enseignement pour l’ensemble de la population scolaire (au moins à partir d’un certain âge), des affaires et des médias (ou au moins la langue maternelle de la population, sous sa forme standard ou sous une forme créolisée, un peu comme l’arabe dialectal par rapport à l’arabe standard dans les pays du Maghreb).

Dans ce vaste espace, qui s’étend sur près de 16,3 millions de km2, soit près de quatre fois l’Union européenne tout entière (et auxquels s’ajoutent de vastes zones économiques exclusives maritimes – ZEE, dont celle de la France, seconde plus grande au monde avec ses près de 10,2 millions de km2), les cinq premiers pays francophones sont aujourd’hui la République démocratique du Congo (RDC,  94,1 millions d’habitants), la France (68,2 millions, territoires ultramarins inclus, tous statuts confondus), l’Algérie (45,5), le Maroc (37,1) et Madagascar (28,8). Vient ensuite la Côte d’Ivoire, en sixième position (27,4 millions).

Avec une croissance démographique de 2,3 % en 2021, le monde francophone constitue l’espace linguistique le plus dynamique au monde, devant l’espace arabophone (1,9 %, et 461 millions d’habitants (1)), et avait dépassé en 2012 l’espace hispanophone dont la population est aujourd’hui estimée à 474 millions d’habitants (+ 1,0 %). Cette croissance devrait demeurer supérieure à celle des autres espaces linguistiques, et porter la population de l’ensemble francophone à un peu plus d’un milliard d’habitants en 2060. Le rythme de cette progression est toutefois sur une tendance baissière, principalement du fait de la baisse continue du taux de fécondité en Afrique subsaharienne francophone, qui s’établit désormais à 5,4 enfants par femme contre 7 enfants en 1975 (cette diminution progressive étant encore masquée par les conséquences démographiques de la hausse régulière de l’espérance de vie). Au passage, il convient toutefois de rappeler que l’espace francophone demeure assez largement sous-peuplé, même en tenant compte des territoires désertiques ou recouverts par de denses forêts équatoriales. À titre d’exemple, sa population actuelle est à peu près égale à celle de l’ensemble Union européenne – Royaume-Uni, qui est pourtant réparti sur une superficie près de quatre fois moins étendue. Autre exemple plus précis, la Côte d’Ivoire, pays le plus dynamique économiquement du continent africain, en tenant compte à la fois de ses taux de croissance économique et de son niveau de richesse, ne compte que 27,4 millions d’habitants pour un territoire un tiers plus vaste que celui du Royaume-Uni, dans ses frontières européennes (et non deux ou trois fois plus petit, comme l’indiquent la plupart des cartes géographiques en circulation, terriblement déformantes de la réalité… et des esprits). Ce dernier ayant une population de 67,6 millions d’habitants, la Côte d’Ivoire devrait alors compter non moins de 89,5 millions d’habitants pour être aujourd’hui proportionnellement aussi peuplée.

Par ailleurs, il convient aussi de rappeler que le chiffre de 300 millions de francophones fréquemment avancé par l’OIF ne correspond qu’au nombre de personnes ayant au moins une assez bonne maîtrise de la langue française. Ce chiffre, obtenu, par exemple, en ne comptabilisant que le tiers de la population ivoirienne et le quart de celle du Sénégal, ne traduit donc aucune réalité géopolitique ou économique (la population totale d’un pays ou territoire francophone étant le seul critère à prendre en compte pour évaluer l’importance d’un marché). De même, il est également largement inapproprié d’un point de vue social, pour la simple raison que de nombreuses choses de la vie courante se font en français dans les pays et territoires francophones (médias, internet, administration publique, documents commerciaux et comptables…), où l’ensemble de la population est donc en contact quotidien avec la langue française, y compris dans les zones les plus reculées et dans lesquelles le pourcentage de personnes ayant au moins une assez bonne maîtrise de la langue est moins élevé.

Toute statistique ne tenant pas compte de l’ensemble de la population des pays et territoires francophones, et diffusée à un large public (au-delà, donc, d’un certain nombre de hauts fonctionnaires, notamment au sein de l’Éducation nationale en vue d’aider à l’élaboration des politiques d’enseignement et de scolarisation), n’a donc pour seule et unique conséquence que d’induire en erreur les acteurs et décideurs économiques et politiques, ainsi que l’ensemble de la société civile, en dévalorisant considérablement à leurs yeux le monde francophone et la langue française. Une erreur d’appréciation dont peuvent même être victimes les organismes les plus prestigieux, à l’instar de l’organisme publique France Invest, qui publia en 2019 un Guide sur le capital-investissement destiné à de grandes entreprises (Investir dans la croissance des entreprises en Afrique, octobre 2019) et dans lequel était rédigée la phrase suivante au sujet de l’Afrique francophone, Maghreb inclus : « l’Afrique francophone regroupe 260 millions d’habitants ». Plus grave encore, les données de l’OIF peuvent parfois être utilisées par certaines parties cherchant à dénigrer et attaquer la langue française dans leur pays, en faisant croire qu’elle ne concerne que 300 millions de personnes.

Toute diffusion médiatique des chiffres publiés par l’OIF, sans explication préalable et bien claire du critère utilisé, à savoir le niveau au moins assez bon en langue française, peut donc avoir de gravissimes conséquences économiques et géopolitiques, contraires aux intérêts de l’ensemble des pays et peuples francophones du monde. Il est donc satisfaisant de constater que certains organismes commencent à avoir une meilleure connaissance du monde francophone, à l’instar de la direction du MEDEF (principale organisation patronale française) qui prit officiellement ses distances avec les données de l’OIF lors de la première « Rencontre des entrepreneurs francophones » (REF), organisée en France en août 2021, en utilisant uniquement le chiffre relatif à la population totale de l’espace (soit celui de 512 millions, correspondant à la population début 2020). 

Enfin, il convient de rappeler que la connaissance de la langue française dépasse largement les frontières du monde francophone et ses 536 millions d’habitants. En effet, le français est la deuxième langue la plus enseignée au monde, après l’anglais, et il est appris de manière obligatoire dans les établissements d’enseignement primaire et/ou secondaire d’un certain nombre de pays (comme, désormais, dans tous les pays anglophones et lusophones d’Afrique de l’Ouest – du moins théoriquement, faute parfois de moyens, ou encore au Costa Rica), et par la majorité des élèves dans d’autres (notamment dans de nombreux pays européens, ou encore au Liban). Ce sont donc quelques centaines de millions de personnes supplémentaires, à travers le monde, qui ont au moins quelques notions en langue française (chiffre en constante hausse et que l’on peut aujourd’hui estimer à plus de 300 millions, toutes générations confondues).

L’émergence démographique et économique de l’Afrique francophone

La progression démographique du monde francophone résulte essentiellement du dynamisme de l’Afrique francophone, qui croît actuellement à un rythme annuel de 2,7 % (3,1 % pour sa partie subsaharienne). Ce vaste ensemble de 25 pays rassemble désormais 441 millions d’habitants (ou 82,3 % de la population de l’espace francophone) contre seulement 74 millions en 1950, soit à peu près autant que l’Allemagne seule, à ce moment-là (69,5 millions). Cette même année, la population du monde francophone était d’ailleurs estimée à seulement 128 millions d’habitants, soit quatre fois moins qu’aujourd’hui.

Ce dynamisme de l’Afrique francophone se traduit notamment par la montée en puissance des villes africaines, qui occupent désormais huit des dix premières places du classement mondial des métropoles francophones. Selon les projections publiées par l’ONU, dans son dernier rapport sur la démographie mondiale, rédigé en 2019, la capitale congolaise, Kinshasa, conforte sa position au sommet du classement avec une population pouvant être estimée à 15,3 millions d’habitants au 1er janvier 2021, et creusant ainsi considérablement l’écart avec la capitale française, Paris (11,1 millions). Suivent ensuite les agglomérations d’Abidjan (5,4 millions), de Montréal (4,3 millions), de Yaoundé (4,3), de Douala (3,9), de Casablanca (3,8), d’Antananarivo (3,6), de Dakar (3,3) et de Ouagadougou (3,0). Cette dernière aurait ainsi ravi en 2020 la dixième position à la ville d’Alger (2,8 millions), ville « arabo-berbéro-francophone » à l’instar de Casablanca, capitale économique du Maroc et qui viendrait, pour sa part, d’être dépassée par Douala, capitale économique du Cameroun. Il est également à noter que la capitale haïtienne, Port-au-Prince, arrive désormais juste après, à la 11e place (2,9 millions, devant Alger). Au cours de l’année 2020, Haïti était d’ailleurs redevenu le pays le plus peuplé de la Caraïbe, en devançant Cuba dont la population est en constante baisse. Avec ses 11,6 millions d’habitants actuels, Haïti venait ainsi de retrouver une place qu’il avait perdu il y a un peu plus de deux siècles, au cours de la première décennie du 19e siècle.

Mais cet essor démographique du monde francophone s’accompagne également, et globalement, d’un grand dynamisme économique, et notamment en Afrique francophone subsaharienne qui constitue le moteur de la croissance africaine, en plus d’être globalement et historiquement l’espace le plus stable au sud du Sahara (avec le moins de conflits, de tensions ethniques, et une moindre criminalité). Ainsi, cet ensemble de 22 pays a enregistré les meilleures performances économiques du continent pendant huit des neuf années de la période 2012-2020 (et pendant sept années consécutives, de 2014 à 2020), avec une croissance annuelle de 3,5 % en moyenne (4,0 % hors cas très particulier de la Guinée équatoriale), contre 2,1 % pour le reste de l’Afrique subsaharienne. Un dynamisme notamment dû aux nombreuses réformes accomplies par la plupart des pays afin d’améliorer le climat des affaires et de progresser en matière de diversification et de bonne gouvernance, et qui est particulièrement important dans les pays de l’UEMOA (majeure partie de l’Afrique de l’Ouest francophone), qui continue à être la plus vaste zone de forte croissance de l’ensemble du continent (5,6 % en moyenne annuelle sur la période 2012-2020), et ce, bien qu’elle n’en soit pas la région la plus pauvre (place occupée par l’Afrique de l’Est). Par ailleurs, il convient de rappeler que l’espace UEMOA est également la zone la plus intégrée du continent, devant la CEMAC qui recouvre une partie de l’Afrique centrale francophone. Ces deux exemples d’intégration poussée, loin devant les autres ensembles régionaux, démontrent d’ailleurs que le panafricanisme est avant tout une réalité francophone.

Grâce à ces avancées, et avec un PIB par habitant de 2 326 dollars début 2021 (selon les dernières données de la Banque mondiale), la Côte-d’Ivoire est récemment devenue le premier pays africain disposant d’une production globalement assez modeste en matières premières non renouvelables, à dépasser en richesse un pays d’Amérique latine, à savoir le Nicaragua dont le PIB par habitant atteignait 1 905 dollars (hors États de moins de 1,5 million d’habitants, majoritairement insulaires et ne pouvant être pris en compte pour de pertinentes comparaisons). Une performance réalisée après avoir dépassé le Kenya (1 879 dollars, et pays le plus prospère d’Afrique de l’Est continentale, après Djibouti), et surtout après avoir réussi l’exploit de devancer le Ghana et le Nigeria (2 205 et 2 097 dollars, respectivement), pays voisins regorgeant de richesses naturelles, avec des niveaux de production considérablement supérieures à ceux de la Côte d’Ivoire (à titre d’exemple, la production pétrolière du Nigeria est environ cinquante fois supérieure). Ce dernier devrait d’ailleurs être bientôt dépassé par le Sénégal, et à moyen terme par le Cameroun, qui réalisent souvent des taux de croissance deux ou trois fois plus élevés (et qui affichent un PIB par habitant de 1 472 et de 1 537 dollars, respectivement, et loin de pays comme l’Éthiopie ou le Rwanda, où il s’établit à 936 et 798 dollars, respectivement). La progression de la Côte d’Ivoire résulte d’une croissance de 7,4 % en moyenne sur la période 2012-2020, soit la deuxième plus forte progression au monde de ces neuf années (après l’Éthiopie, dont la performance s’explique principalement par le fait qu’elle était le deuxième pays le plus pauvre au monde début 2012, et qui connaît aujourd’hui une guerre civile ayant déjà fait quelques dizaines de milliers de morts).

Pour sa part, et grâce notamment à de nombreuses réformes, le Niger n’est désormais plus le pays le plus pauvre d’Afrique de l’Ouest, ayant récemment dépassé la Sierra Leone (568 dollars par habitant début 2021, contre 509 dollars). De plus, le pays pourrait, dès cette année, dépasser le Liberia, autre pays anglophone côtier (633 dollars). Le Niger est d’ailleurs sur le point de quitter la liste des dix pays les plus pauvres du continent, et dépasserait désormais non moins de 15 pays africains en matière de développement humain, selon le classement de la fondation Mo Ibrahim (plus fiable sur ce point que l’ONU qui place systématiquement – et étrangement – le Niger, au taux de fécondité le plus élevé au monde, à la dernière position du classement, derrière un pays comme le Soudan du Sud qui est pourtant réputé être le moins développé du continent – avec la Somalie, non classée…).

Autre exemple de dynamisme, mais situé en Afrique centrale, le Gabon est devenu en 2020 le pays le plus riche d’Afrique (hors très petits pays, essentiellement insulaires), avec un PIB de 6 882 dollars par habitant début 2021, dépassant ainsi le Botswana, deuxième producteur mondial de diamants, après la Russie (6 405 dollars). Une performance obtenue grâce aux grandes avancées réalisées au cours de la dernière décennie en matière de diversification et de bonne gouvernance.

La croissance globalement assez rapide de l’Afrique subsaharienne francophone est par ailleurs soutenue par une assez bonne maîtrise de la dette publique, cet ensemble demeurant la partie la moins endettée du continent, avec un taux global de dette publique qui s’établirait à 49,4 % du PIB début 2022, selon le FMI (58,4 % pour l’ensemble de l’Afrique francophone, Maghreb inclus). Un niveau largement inférieur à celui de la majorité des pays développés, ainsi qu’à celui du reste de l’Afrique subsaharienne qui se situerait à 62,3 % (68,3 % pour l’ensemble de l’Afrique non francophone). Il est également à noter que seuls deux ou trois pays francophones font chaque année partie des dix pays les plus endettés du continent, et qu’aucun d’entre eux ne fait partie des cinq les plus endettés.

Désormais, seul un des quatre pays les plus pauvres du continent est francophone, à savoir le Burundi, qui se trouve aux côtés du Soudan du Sud, de la Somalie et du Mozambique, trois autres pays d’Afrique de l’Est, qui constitue également la partie la plus instable du continent, puisque l’on y trouve notamment deux des trois pays ayant connu les conflits les plus meurtriers de la dernière décennie, proportionnellement à leur population (le Soudan du Sud et la Somalie). À ces conflits, s’ajoutent un certain nombre de problèmes sécuritaires (terrorisme islamique dans le nord du Mozambique…), et de tensions interethniques, comme en Éthiopie où elles avaient déjà provoqué la mort de nombreuses personnes avant même le début de la guerre civile, fin 2020 (ce qui en fait l’un des pays africains souffrant des plus fortes tensions sociales, avec, en particulier, l’Afrique du Sud et ses plus de 15 000 homicides par an).

Enfin, il convient de rappeler que les pays francophones sont globalement moins inégalitaires. La République centrafricaine serait même le seul pays francophone parmi les dix pays africains les plus inégalitaires (selon les données de la Banque mondiale relatives à l’indice GINI, qui est toutefois insuffisamment fiable faute de données assez récentes).

Échanges, aides au développement et médias : l’irrationnel manque d’intérêt d’une France peu francophonophile, et dépourvue de vision à long terme.

Pourtant, force est de constater un certain manque d’intérêt de la France pour l’Afrique francophone, qui n’a représenté que 3,6 % de son commerce extérieur en 2019 (et 1 % pour la partie subsaharienne). Cette situation, qui résulte notamment de la faiblesse des investissements productifs réalisés dans ce vaste ensemble (à l’exception de la Tunisie et du Maroc), se manifeste particulièrement en RDC, pays stratégique qui n’est autre que le premier pays francophone du monde, et où l’Hexagone brille par sa quasi-absence. En effet, la part de la France dans le commerce extérieur de la RDC, vaste comme plus de la moitié de l’UE, s’est établie à seulement 0,5 % en 2020 (comme en 2018), très largement derrière la Chine dont la part se situe chaque année autour de 30 % (36 % en 2020). Et comme les années précédentes, la RDC est arrivée bien au-delà de la 100e position dans le classement mondial des partenaires commerciaux de l’Hexagone, dont elle n’a représenté que 0,02 % du commerce extérieur (soit seulement 1 cinq-millième du total).

Ce désintérêt de la France se traduit également au niveau de la part des étudiants originaires du pays dans l’ensemble des étudiants présents en France (0,6 % du total pour l’année universitaire 2018-2019, et seulement 1,3 % des étudiants africains), de la part du pays dans les aides françaises au développement (0,5 % en 2019, et très majoritairement par la voie multilatérale, ce qui témoigne de l’extrême faiblesse des relations directes entre les deux pays), ou encore au niveau de la part infime des projets y étant réalisés par les collectivités et structures intercommunales françaises au titre de la coopération décentralisée (< 1 %). La France pourrait pourtant, et sans grande difficulté, accroître sa présence en RDC, dont la forte dépendance vis-à-vis de la Chine risque de nuire, à terme, à la souveraineté et aux intérêts du pays (la Chine a absorbé 41 % des exportations de la RDC en 2020, dont elle est également devenue le principal créancier bilatéral).

Le manque d’intérêt de la France pour l’Afrique francophone s’observe également dans cet autre pays stratégique qu’est Djibouti, un des six pays de l’Afrique de l’Est francophone et qui est en passe de devenir une plaque tournante du commerce international grâce à sa situation géographique stratégique et à des investissements massifs en provenance de Chine. Dans ce pays, qui a enregistré une croissance annuelle de près de 7 % en moyenne sur la période 2012-2019, la compagnie aérienne Air France n’assurait, juste avant le déclenchement de la pandémie, qu’un seul vol hebdomadaire direct avec Paris, contre sept vols directs pour Turkish Airlines en direction d’Istanbul, ou encore trois liaisons pour le groupe Emirates vers Dubaï.

De plus, tout ce qui précède vient s’ajouter à une répartition défavorable des aides publiques au développement versées chaque année par la France, et qui ne bénéficient que très minoritairement au monde francophone, face à une Union européenne qui se taille constamment la part du lion. Ainsi, la part des 27 pays francophones du Sud, et leurs 453 millions d’habitants actuels, presque entièrement situés sur le continent africain, oscille généralement entre 15 et 20 % de l’enveloppe globale, avec une moyenne de 17,4 % sur la période de cinq années 2015-2019 (soit 2,9 milliards d’euros en moyenne annuelle, aides multilatérales et bilatérales confondues). Dans le même temps, celle de l’UE se situe en général à plus de 40 % de l’effort financier de la France, et essentiellement au bénéfice des 13 pays de sa partie orientale et de leurs 114 millions d’habitants seulement (des pays baltes, au nord, à Chypre au sud, et que l’on appellera UE-13). Sur la période 2015-2019, la part de l’UE s’est ainsi établie à 43,1 %, soit 7,2 Mds d’euros en moyenne annuelle (2).

Par conséquent, l’UE s’accapare chaque année l’écrasante majorité des dix premières places des principaux pays bénéficiaires des aides françaises au développement. En 2019, dernière année pour laquelle des données détaillées sont disponibles, sept des dix premières places étaient donc occupées par des pays membres de l’UE, contre seulement deux pour le monde francophone (le Cameroun, premier pays francophone n’arrivant qu’en septième position). Cette même année, la part du monde francophone n’a donc atteint que 20,5 % (soit 3,8 milliards d’euros), alors que celle de l’UE s’établissait à 41,4 % (ou 7,7 Mds d’euros). Quant aux pays de l’UE-13, ceux-ci ont bénéficié d’un effort financier 1,8 fois plus important que pour l’ensemble des 27 pays francophones du Sud (soit 6,7 Mds d’euros, frais administratifs inclus), en dépit d’une population près de 4 fois inférieure début 2019 (et répartie sur un espace 11 fois moins vaste), soit un volume d’aide par habitant 6,5 fois supérieur. Des aides publiques qui sont, de surcroît, octroyées à des conditions plus favorables aux pays de l’UE-13, car intégralement sous forme de dons (un sixième étant remboursable pour les pays francophones) et non assorties de la moindre condition, directe ou indirecte, ni même ponctuelle, en matière d’attribution de marchés.

Ainsi, et bien que peuplée de seulement 1,3 millions d’habitants, l’Estonie a reçu en 2019 une aide française au développement de 166,6 millions d’euros, soit largement davantage (+77 %) que l’aide reçue par le Congo-Kinshasa (93,9 millions), premier pays francophone du monde avec ses 85,7 millions d’habitants début 2019, et dont la capitale Kinshasa est désormais la plus grande des villes francophones avec ses 15 millions d’habitants (et ne cessant de creuser l’écart avec Paris, 11 millions d’habitants). En d’autres termes, le montant de l’aide française par habitant reçue par ce petit pays balte a été non moins de 115 fois supérieure à celle reçue par le Congo-Kinshasa (ou République démocratique du Congo, RDC), soit 125,7 euros par habitant contre seulement 1,1 euro. Autre exemple frappant, le Maroc, un des plus grands et sincères amis de la France, et modèle de développement et de bonne gouvernance pour le monde arabe et le continent africain, a reçu une aide de 243 millions d’euros, soit bien moins que la Pologne à laquelle a été octroyée une somme de 2,103 Mds d’euros. Et ce, pour une population à peu près égale (38 millions contre 36 début 2019 pour le royaume chérifien, qui la dépassera bientôt), et en dépit d’une politique économique et étrangère souvent contraire aux intérêts français.

Des écarts considérables que confirment d’ailleurs les moyennes des aides reçues sur la période de cinq années 2015-2019, la Pologne ayant bénéficié d’une enveloppe annuelle de 1,748 Md d’euros en moyenne, contre seulement 0,288 Md pour la Maroc. Quant à l’Estonie et la RDC, la première s’est vue allouer une aide annuelle moyenne de 96 millions d’euros, contre seulement 109 millions d’euros pour le Congo-Kinshasa. Des moyennes qui permettent d’ailleurs de constater une dégradation récente de la situation, et non l’inverse…

Cette politique d’aide au développement est contraire à toute logique économique ou géopolitique. D’un point de vue économique, d’abord parce que les pays de l’UE-13 s’orientent principalement et historiquement vers l’Allemagne, qui arrive très largement en tête des pays fournisseurs de la zone, avec une part de marché d’environ 20 % chaque année (19,5 % en 2019), contre toujours moins de 4 % pour la France, dont les aides massives reviennent donc quasiment à subventionner les exportations allemandes. Une politique que l’on pourrait résumer par la célèbre expression « travailler pour le roi de Prusse », qui semble être désormais la doctrine de la politique étrangère de la France….

Ensuite, parce que toutes les études économiques démontrent que les échanges peuvent être bien plus importants entre pays et peuples partageant une même langue. À ce sujet, un seul exemple suffit à prouver l’impact économique du lien linguistique : les touristes québécois sont proportionnellement quatre fois plus nombreux que les touristes américains à venir chaque année en France… et à y dépenser. En d’autres termes, toute richesse générée dans un pays francophone au profit de l’économie locale finit par être intégrée en bonne partie au circuit économique d’autres pays francophones, et ce, en vertu d’un mécanisme semblable à celui des vases communicants. D’où le concept de « zone de coprospérité », qui est d’ailleurs une des traductions possibles du terme Commonwealth. Ce lien linguistique explique également en bonne partie la position globalement encore assez bonne de la France en Afrique francophone, dont elle demeure le second fournisseur en dépit d’un certain manque d’intérêt, avec une part de marché globale estimée à 11,5 % en 2019, derrière la Chine, 15,6 %. Une part largement supérieure à celle de l’Allemagne, estimée à 3,9 %, et qui arrive même derrière l’Espagne (7,3 % et troisième fournisseur), l’Italie et les États-Unis (5,5 % respectivement).

Enfin, parce que c’est dans cette même Afrique francophone qu’il convient d’investir massivement, d’une part afin de tirer pleinement profit des opportunités et du dynamisme que l’on trouve dans ce vaste ensemble de 25 pays, partie globalement la plus dynamique économiquement du continent et un de principaux relais de la croissance mondiale, et d’autre part car c’est bien en accélérant l’émergence économique de cet ensemble qu’augmentera encore plus fortement le nombre d’apprenants du français à travers le monde. Et ce, au bénéfice économique et géopolitique de la France, mais aussi au bénéfice de tous les pays francophones du monde.

Et pour ce qui est du niveau géopolitique, justement, le caractère irrationnel de la politique française d’aide au développement s’explique également par le fait que l’écrasante majorité des pays de l’UE, malgré les aides massives versées chaque année par l’Hexagone, vote régulièrement contre les positions françaises au sein des grandes instances internationales, au profit des États-Unis et contrairement à la majorité des pays francophones qui partage avec la France nombre de valeurs et d’orientations communes en matière de politique étrangère, et dont il convient alors d’accroître le poids.

Ainsi, l’intérêt pour la France de consacrer une part aussi importante de ses aides et de son énergie aux pays de l’UE-13 se révèle donc extrêmement marginal, en comparaison avec les avantages économiques et géopolitiques qu’elle tirerait d’une nouvelle répartition plus favorable aux pays du monde francophone. En d’autres termes, la prépondérance européenne dans les aides au développement ne fait incontestablement qu’affaiblir la France au niveau international, tant économiquement que géopolitiquement (les deux étant d’ailleurs, à terme, étroitement liés).

Certes, la France est une grande puissance mondiale, la deuxième ou troisième tous critères de puissance confondus (capacités militaires, économie, technologie, influence géopolitique et culturelle, territoire maritime…). Des critères qui doivent d’ailleurs toujours être pris en compte dans leur ensemble afin de pouvoir correctement apprécier le poids d’un pays (tout comme l’on compare toujours les élèves d’une même classe sur l’ensemble des matières étudiées, et non sur une seule d’entre elles). La France est territorialement présente sur quatre continents et militairement sur cinq continents, notamment grâce aux « DOM-TOM » (ce qui n’est pas le cas de la Russie, par exemple). Grâce à sa vaste zone économique exclusive (ZEE), la seconde plus vaste au monde avec des 10,2 millions de km2, elle compte non moins de 34 pays frontaliers à travers la planète (dont 23 uniquement par mer), ce qui constitue un record mondial, devant le Royaume-Uni (25 pays) et les États-Unis (18 pays). En tant que puissance mondiale, la France se doit donc d’être financièrement présente sur tous les continents, y compris en Europe. Mais afin de consolider ce statut, la France doit privilégier le vaste monde francophone, où le retour sur investissement est bien supérieur, à travers les grandes opportunités économiques qu’il présente désormais, et grâce à sa contribution considérable à l’augmentation du nombre d’apprenants du français à travers le monde, du fait de sa double émergence démographique et économique. La langue étant le principal vecteur d’influence culturelle, avec, in fine, d’importantes répercussions économiques et géopolitiques, la France doit donc investir prioritairement dans son espace linguistique afin d’amplifier la progression de la langue française dans le monde, aussi bien au bénéfice de ses propres intérêts que de ceux de l’ensemble des pays et peuples francophones du monde.

Par ailleurs, il convient de souligner que la priorisation de l’espace francophone est d’autant plus justifiée que la majorité des pays francophones du Sud ont réalisé de grandes avancées en matière de bonne gouvernance. Des avancées qui ont justement contribué à faire de l’Afrique subsaharienne francophone la partie globalement la plus dynamique économiquement et la moins endettée du continent africain, dont elle continue ainsi à être le moteur de la croissance.

Pourtant, les dernières évolutions de la politique française d’aide au développement ne permettent guère de déceler un réel changement d’attitude, et encore moins de paradigme, de la part des autorités françaises. En effet, les récentes augmentations du volume d’aide annoncées pour les années 2020 et 2021 ne changent pratiquement rien à la donne, car accompagnées d’une forte hausse parallèle de la contribution nette de la France au budget de l’UE, qui a augmenté de non moins de 23 % en 2020 (pour un total de 9,5 Mds d’euros), et ce afin de compenser la sortie du Royaume-Uni ainsi que la réduction exigée par certains pays d’Europe de l’Ouest de leur contribution au budget (les « Rabais »). 

De toute façon, tant que le monde francophone continuera à ne recevoir qu’un cinquième ou un sixième du total des aides versées par l’Hexagone à des pays tiers, et tant que l’espace composé par les pays francophones du Sud recevra proportionnellement à sa population six, sept ou huit fois moins d’aides que l’ensemble composé par les pays de la partie orientale de l’UE, toutes les déclarations officielles en faveur de la « francophonie » ou de la « francophonie économique » ne seront guère à prendre au sérieux.

Mais toute redéfinition en faveur du monde francophone de la politique française d’aide au développement, au nom des intérêts économiques et géopolitiques de la France, grande puissance engluée, anesthésiée, par les obligations liées à son appartenance à l’UE, ne pourra se faire qu’à travers une redéfinition en profondeur du fonctionnement de celle-ci. Voire, si nécessaire, une sortie pure et simple de la France de cet ensemble qui ne fait que l’épuiser financièrement et l’affaiblir, en l’éloignant du monde francophone, et donc en l’alignant sur les intérêts économiques de l’Allemagne et économico-géopolitiques des États-Unis (notamment à travers une politique hostile à la Russie et une anglicisation forcenée, à laquelle échappent, à leur plus grand bénéfice, la Chine, la Russie et bien d’autres puissances).

Par ailleurs, ce manque d’intérêt des gouvernants français pour le monde francophone, et leur repli sur l’Union européenne, ont donc naturellement des répercussions fort négatives sur le niveau d’intérêt des Français eux-mêmes, qui, maintenus à l’écart, ignorent pratiquement tout de ce vaste espace. À titre d’exemple, la quasi-intégralité de la population française ne sait rien des Jeux de la Francophonie qui se tiennent tous les quatre ans (contraste frappant avec la couverture médiatique dont jouissent les Jeux du Commonwealth au Royaume-Uni), de la Basilique Notre-Dame de la Paix de Yamoussoukro en Côte d’Ivoire (qui n’est autre que le plus grand édifice chrétien au monde, quasi-réplique de la basilique Saint-Pierre de Rome), du concours musical « The Voice Afrique francophone » (qui fût dans sa saison 2016-2017, relayée par certains médias nationaux africains, le plus grand concours musical au monde en termes d’audience cumulée, avec son équivalent arabophone), ou encore du peuple acadien, que bon nombre de Français situent en Louisiane…

Or, cette large méconnaissance du monde francophone et de sa dimension mondiale, et outre le fait de faire perdre à nombre d’investisseurs et de représentants de la société civile de multiples opportunités d’échange et de partenariat mutuellement bénéfiques, a pour conséquence préjudiciable de réduire considérablement l’attachement des Français à leur langue. Eux, qui n’ont jamais été si peu intéressés par la promotion et la diffusion de celle-ci à travers le monde, alors même qu’elle n’a jamais été autant parlée et apprise. Et ce, au grand étonnement des francophones extra-européens, auxquels est aujourd’hui entièrement attribuable la progression constante de l’apprentissage du français hors espace francophone, face à une France qui est désormais clairement un frein, et même un obstacle, en la matière (et dont l’inconscience des graves conséquences économiques et géopolitiques de pareille attitude irresponsable dénote une certaine immaturité). Une ignorance française au sujet de l’espace francophone qui s’oppose d’ailleurs à la plus grande culture qu’ont les Britanniques de leur espace linguistique, et qui explique en bonne partie leur attachement viscéral à leur langue, à sa défense et à sa diffusion.

Au nom de leurs propres intérêts, les francophones situés en dehors du continent européen ne doivent donc pas suivre le mauvais exemple de la France en matière de promotion de la langue française, et devraient plutôt s’inspirer du modèle québécois (et britannique) et faire respecter leur langue commune au sein des différentes organisations régionales et internationales, politiques, économiques, culturelles et sportives, dont ils font partie ou avec lesquelles ils sont en étroite collaboration (et notamment au niveau de l’Union africaine et dans le cadre de leurs relations avec l’Union européenne, d’autant plus que l’Afrique francophone est la partie la plus dynamique économiquement, la moins endettée, la plus stable et la moins violente du continent).

À bien des niveaux, la France devrait donc s’inspirer du Royaume-Uni qui a toujours su faire preuve de pragmatisme, d’intelligence stratégique et de vision à long terme en privilégiant constamment son espace géolinguistique, dès les années 1 600 (quatre fois moins peuplée que la France d’alors, l’Angleterre, qui était pourtant très souvent engagée en Europe à travers de nombreuses guerres, investissait proportionnellement, et hors dépenses militaires, environ 30 fois plus que la France dans ses modestes territoires d’Amérique du Nord, très majoritairement française à l’époque…). Et ce, face à une France irrégulière, et qui a toujours fini par payer lourdement ses périodes d’irrationnelle obsession européiste.

De grands efforts doivent donc être faits dans l’Hexagone afin de rattraper un retard considérable en matière d’information et d’éducation. Par ailleurs, l’émergence démographique et économique de l’Afrique francophone devrait en toute logique s’accompagner, à terme, du transfert d’un certain nombre d’institutions panfrancophones des villes du Nord vers celles du Sud, et notamment vers Kinshasa et Abidjan, respectivement première et troisième ville francophone du monde.

1. Le monde arabophone recouvre l’ensemble des pays membres de la Ligue arabe (hors Djibouti et les Comores, où la présence de la langue arabe se limite principalement au domaine religieux), ainsi que les territoires majoritairement arabophones de la Turquie, d’Israël, de l’Iran, du Mali, du Niger et du Tchad.

2. Rapport détaillé du CERMF sur la politique française d’aide au développement (novembre 2021) : « Le monde francophone n’a reçu que 20,5 % des aides françaises au développement en 2019. Face à l’Union européenne qui se taille la part du lion, le monde francophone demeure le parent pauvre de l’aide française au développement » (www.cermf.org/le-monde-francophone-a-recu-cinquieme-des-aides-francaises).