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L’éditorial de : François Marcilhac

BRIDGESTONE : DE LA COLÈRE AU MÉPRIS

Ce lundi 20 septembre, dans le cadre de l’affaire Bridgestone, deux ministres, Élisabeth Borne, Ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion, et Agnès Pannier-Runacher, Ministre déléguée auprès du ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance, chargée de l’Industrie (quel titre ronflant !) se sont déplacées à Béthune pour participer à deux réunions. Histoire de montrer que Bercy (Bruno Lemaire est le patron de Pannier-Runacher) est solidaire de tout le Gouvernement pour sauver le soldat Bridgestone. La première réunion ?  Avec les élus de la région et la direction de Bridgestone, ou du moins ses représentants en France, car personne ne s’est déplacé du Japon. Là-bas, connaissent-ils seulement où se trouve Béthune ? L’autre, avec les représentants des salariés. Les deux ministres et le président du Conseil régional des Hauts-de-France, l’inénarrable Xavier Bertrand, qui se croit depuis toujours un destin national, avaient auparavant publié ensemble un communiqué pour rappeler leur désaccord avec la décision du fabricant de pneumatiques, mais, on s’en doute, et sans mauvais jeu de mots, sans faire trop monter la pression. « L’État et la Région Hauts-de-France appellent le groupe Bridgestone à prendre ses responsabilités, alors qu’il a largement désinvesti l’usine de Béthune depuis de nombreuses années… » Xavier Bertrand, surjouant l’indignation, n’avait-il pas lui-même déclaré : « Une fermeture complète de ce site, c’est un assassinat. Et c’est un assassinat prémédité, prévu de longue date. (…) On a affaire à des menteurs. » Les dirigeants de l’entreprise tremblent encore de ces mâles propos…

Aussi, devant tant de détermination, ont-ils évidemment confirmé la fermeture du site, puisque ce serait la « seule option ». Une fermeture, Bertrand a raison, préméditée depuis fort longtemps, mais dans une politique de concurrence infra-européenne dont profitent surtout, outre l’Allemagne, le capitalisme international — ce que s’est bien gardé d’ajouter Xavier Bertrand. Pourquoi ?

Parce que ce n’est pas tant du cynisme des dirigeants de Bridgestone, qui mettent sur la paille directement 863 salariés et combien de centaines en aval, avec les sous-traitants et les emplois indirects, qu’il faut se scandaliser : leur logique est celle de la mondialisation et c’est elle qu’il faut savoir remettre en cause ; non, c’est avant tout du cynisme du gouvernement et de Xavier Bertrand, c’est-à-dire de ce pays légal qui pousse les hauts cris alors qu’il est le premier responsable, avec la haute administration, de cette désindustrialisation qui frappe le pays depuis plusieurs décennies et de la perte de toute souveraineté économique. Bertrand, manquant décidément de toute pudeur, n’est-il pas allé jusqu’à demander : « Est-ce qu’on a affaire à des industriels ou à des financiers ? » ajoutant : « Si ce sont des financiers qui ne souhaitent pas investir, cela va leur coûter beaucoup plus cher de fermer le site et ça va prendre des années »… Il serait indécent de rire.

Bien sûr que Bridgestone s’est gavée de nos subventions publiques (c’est-à-dire de l’argent des Français), profitant de cette règle libérale qui exige la privatisation des profits mais la socialisation des pertes. Et voilà Xavier Bertrand disposé à en remettre ! Pour lui, si le groupe est prêt à « discuter d’un projet d’investissement sur ce site », l’Etat et les collectivités verseront alors leur quote-part ! Avant une nouvelle fermeture ? Le circuit peut ainsi durer longtemps. Et dure, en effet, tandis qu’on balade les salariés et leurs familles entre faux espoirs et vraie désespérance. 

Puisque Bridgestone ne faisait pas mystère, depuis plusieurs années, de fermer ce site, pourquoi attendre d’être mis devant le fait accompli pour s’insurger ? L’argument de la prudence ne vaut ni pour le gouvernement, ni pour le président des Hauts-de-France, ni même pour les syndicats. La seule et unique raison est que, si « l’Etat ne peut pas tout », pour reprendre la célèbre formule du socialiste Jospin, c’est avant tout parce que l’Etat ne peut plus rien. Et que tous les acteurs, des ministres aux élus en passant par les syndicalistes sont solidaires de cet état de fait. Depuis Mitterrand, en effet, dans un consensus général du pays légal (au sein duquel il faut faire entrer les syndicats), l’Etat a accepté de se dessaisir à la fois au profit de l’Europe et à celui des marchés financiers, de toute possibilité d’intervention. La récente résurrection d’un commissariat au plan en est comme un aveu, mais sous forme de remords, si tant est que ces gens-là aient encore suffisamment de conscience morale pour en ressentir. Car ce commissariat également fera dans l’affichage : outre qu’il permet de donner à un éventuel concurrent politique une place en or, rien ne sera de toute façon possible tant que les traités européens n’auront pas été dénoncés, tant que la France n’aura pas recouvré, en matière économique, une capacité de décision et, surtout, la possibilité d’édifier une stratégie industrielle, permettant de nouveau à l’Etat de pouvoir sinon tout, du moins quelque chose. Ce qui est mieux que rien ! Tout le reste n’est que mauvaise littérature, dont les auteurs, complices actifs de ce qu’ils dénoncent, n’inspirent que le plus profond mépris.

François Marcilhac