You are currently viewing « Notre héritage se révèle (psycho-)rigide. »

« Notre héritage se révèle (psycho-)rigide. »

3 questions à Benjamin Wirtz, journaliste, qui a prononcé une conférence au Camp Maxime Real del Sarte 2017 : “Vers un monde post-westphalien ?”

 

AF2000. Qu’est-ce qu’être dans un monde post-westphalien ?

Benjamin Wirtz. Posez la question à Peter Thiel, l’un des créateurs de Paypal et soutien de Donald Trump, qui défend un projet de cités offshore pour les cadres de la Silicon Valley ! Ou à l’un des combattants de l’État islamique n’ayant jamais rencontré de cadre de l’organisation physiquement, passant par les réseaux sociaux ; ou à des dirigeants d’États-continents pour lesquels les « valeurs » occidentales, de l’idée d’une souveraineté « limitée » au respect de la personne, ne font pas sens. Si l’on définit l’ordre westphalien comme ce système international né en Europe au XVIIe siècle et voulant que des Etats parfaitement autonomes, juridiquement et moralement égaux, soient les principaux acteurs de l’ordre du monde, on reste prisonnier d’une illusion d’optique. Comment comparer un pays de 65 millions d’habitants et l’Inde de Modi, issue d’une organisation ultra-nationaliste hindouiste, à la fois “traditionaliste” et “futuriste”, qui cherche à former… des centaines de millions d’individus ? Des acteurs révolutionnaires (Google, Apple…) rencontrent des titans, laissant peu de marge de manœuvre à des acteurs médians non-spécialisés. L’époque est post-westphalienne parce qu’elle est post-européenne et post-chrétienne : je veux dire qu’elle est “hors limites” au regard de notre culture. On peut tempérer cette nouvelle donne ; pas la supprimer. Nous avons changé d’échelle, et l’invocation de principes n’y peut rien. La seule chance de la France, c’est l’innovation, c’est un nouveau mode de « mobilisation infinie » de ses ressources, pour parler comme Sloterdijk. Le romantisme est une maladie de l’âme.

« Le fossé est-il absolu entre le projet de colonisation de Mars par la NASA et SpaceX, et la croisade de saint Louis ? Le ridicule, c’est peut-être de ne pas prendre au sérieux une telle question ! »
AF2000. Peut-on sortir des théologies politiques ?

BW. Notre conception de la souveraineté, dépendante de Jean Bodin et de ses Six livres de la République (1576), postule que la souveraineté ne se partage pas, que l’Etat est d’abord une puissance législatrice s’imposant à tous sur un territoire nettement identifiable (quid d’Internet ?). Bodin a d’ailleurs rédigé un traité contre les sorciers, alors que l’Etat tentait de mettre en forme sa société, imposant par la force une norme, sur le modèle du Dieu biblique. Dans un environnement stratégique aussi complexe, flou, mouvant que le nôtre, s’agit-il d’une force ? Oui et non. Des problèmes nous échappent, notre héritage se révèle (psycho-)rigide… Aujourd’hui, qui forge les nouvelles théologies, les soubassements de l’action ? Regardons du côté des capitaines de l’hyper-industrie. Une vision du monde est en train d’émerger, des mythes, du transhumaniste Kurzweil, directeur de l’ingénierie de Google, au techno-libertarien Musk, dirigeant SpaceX. La Technique et les perspectives globales occupent les premiers rangs. Bodin est peut-être muet, mais le fossé est-il absolu entre le projet de colonisation de Mars par la NASA et SpaceX, et la croisade de saint Louis ? Le ridicule, c’est peut-être de ne pas prendre au sérieux une telle question ! La France doit renouveler ses fondamentaux. Ou les retrouver ; mais c’est la même chose.

AF2000. Peut-on réellement imaginer un équilibre des forces en dehors de la conception westphalienne des nations ?

BW. Quand avons-nous connu l’équilibre ? En 1815 ? en 1870 ? 1914 ? 1940 ? Le règne de Louis XIV couvre la seconde moitié du XVIIe siècle d’une trentaine d’années de conflits. On peut toujours considérer que l’équilibre est souhaitable, dans l’absolu ou un moment donné ; ou considérer que la question est toujours déjà piégée. Souhaitable pour qui ? La politique d’équilibre et la paix sont deux choses bien distinctes… La souveraineté implique toujours la projection et l’interconnexion des acteurs, c’est une évidence, et nous pouvons remercier la Nature (et la Légion étrangère) d’avoir placé des mines d’uranium au Niger plutôt qu’en Caroline du Nord… Questionnons notre fascination pour “l’équilibre”, voire pour des puissances étrangères, telle la Russie (ce pays souverain plein d’avenir, mais qui brade à la Chine ses terres en Sibérie et où un homme sur trois meurt de l’alcoolisme avant 55 ans). La peur du déclassement peut conduire à rêver d’un ailleurs généralement introuvable. Il faut desserrer l’étau américain ? Soit, mais pas sûr que nous souhaitions prendre le relais dans le Pacifique, ou intégrer le Japon à notre stratégie ! Il y a quelque chose de non-dit dans l’intérêt pour l’équilibre. Il serait paradoxal qu’une pensée nationaliste nous conduise à occulter la puissance en raison d’une vision idéaliste de « l’indépendance nationale ». La souveraineté, les contours de la France ? Charlemagne ne se serait pas mis d’accord avec Charles de Gaulle, mais tous deux savaient ce qu’était la puissance. Si la France a pu exister avec d’autres frontières, et si l’on a pu la faire tenir toute entière dans Londres, nous avons peut-être des motifs de chercher des perspectives au-delà des XVIIe et XIXe siècles. La guerre est dans l’homme. Elle n’est qu’un cas-limite, révélateur de la nature des sociétés. De même que l’œuvre d’art géniale : on fait l’expérience de son potentiel, ou de son incapacité chronique à créer. Soyons clairs : si l’on ne peut imposer le Français dans toutes les cours européennes, autant que mon fils devienne bilingue. Et pourquoi seulement bilingue, d’ailleurs ? On fait toujours l’expérience de son degré de puissance, entre furia francese et « exception culturelle »…