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Quand l’Allemagne monte en puissance

Par Louis-Joseph Delanglade*

(Vu dans JSF)

Mme von der Leyen y voit un risque de « fragmentation » du marché unique. M. Breton se demande si c’est bien « compatible avec les aides d’Etat ». Et la plupart des vingt-sept ministres des Finances de l’Union font chorus lors de leur dernière réunion au Luxembourg, leur peur et leur colère étant peut-être les signes avant-coureurs d’une proche panique. De fait, le montant du plan national allemand, présenté peu auparavant et destiné à permettre au pays de surmonter la crise énergétique, est énorme : 200 milliards d’euros ! Et cette manne dispensée par Berlin, rendue possible par la grâce de sa puissance économique, aura(it) pour conséquence certaine de favoriser les entreprises allemandes au détriment des autres entreprises européennes. On peut donc y voir une forme de concurrence déloyale, dans le contexte d’une Union européenne qui, rappelons-le, est essentiellement un marché commun.

Cependant, le chancelier Olaf Scholz peut, à juste titre, justifier ce plan par la taille et par la vulnérabilité de l’économie allemande, son ministre de l’Économie, M. Habeck ayant évoqué « la situation [énergétique] désespérée suite au conflit déclenché par Poutine ». De toute façon, est-il bien raisonnable de reprocher à un pays, en l’occurrence l’Allemagne, de privilégier son intérêt propre ? A ceux qui rappellent le précédent constitué par le plan européen anti-covid, doté de 800 milliards d’euros, on peut répondre que cette fois l’Allemagne a le sentiment de jouer sa survie économique. Dès lors, ceux que leur propre faiblesse et leur propre incurie incitent à croire que les grands États devraient privilégier in fine l’intérêt collectif, ceux-là risquent de subir une nouvelle et cruelle déconvenue.

Quelle que soit la suite, même si un compromis devait être trouvé, le message allemand est clair : c’est celui de la fourmi à la cigale. Et ce raidissement ne devrait pas changer dans l’avenir. Il faut noter de plus que la décision allemande s’inscrit, de façon concomitante, dans un processus de réaffirmation nationale sur un autre plan, hautement symbolique, celui de la guerre et de la paix. Ainsi, à la mi-septembre, M. Scholz, toujours lui, déclarait brutalement que l’Allemagne devait devenir [autant dire redevenir] la « force armée la mieux équipée d’Europe » : cela ne lui coûtera que la bagatelle de 100 milliards, c’est-à-dire une somme très importante, le budget annuel de la défense française étant par comparaison d’une quarantaine de milliards ! Voilà qui n’a pourtant pas vraiment ému les partenaires européens. Et pour cause : M. Scholz met cette ambition au service de l’Otan et on connaît l’ultra-atlantisme de la quasi-totalité des membres de l’Union qui, pour le coup, suivront l’Allemagne sans rechigner.

Ce second message lancé aux autres pays européens est aussi clair que le premier : l’Allemagne puissamment remilitarisée entend bien jouer un rôle de premier plan dans l’Europe de la défense – laquelle reste quand même pour l’instant fort hypothétique. Dans cette optique, M. Scholz a même pu multiplier les annonces plutôt inamicales et désagréables pour une France bien isolée dans sa posture encore perçue comme gaullienne, en raison essentiellement de sa puissance de feu nucléaire.

On apprend par exemple que douze pays de l’U.E. (mais pas la France et l’Italie déjà impliquées dans un autre projet commun) souscrivent à la décision allemande de se doter du bouclier antimissile israélien Arrow 3, compatible, comme par hasard, avec le matériel de l’Otan. Voilà qui s’ajoute à la longue liste des ratés et des difficultés actuels de la coopération franco-allemande concernant divers matériels lourds aériens et terrestres de première importance.

Peut-être ne s’agit-il que d’une bouffée d’affirmation de soi provoquée par les événements d’Ukraine et leurs conséquences. Peut-être, en revanche, faut-il y voir le réveil d’une certaine Allemagne qui, légitimée par son poids démographique et sa surpuissance financière et économique, cherche à faire reconnaître de manière formelle la position dominante qui est de facto la sienne au sein de l’Union européenne.

* Agrégé de Lettres Modernes.