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SUR QUELQUES APPROXIMATIONS ET CONTRE-VÉRITÉS DE BERTRAND RENOUVIN SUR MAURRAS 

Par Axel Tisserand

Ancien élève Pierre Boutang, docteur de l’Ecole pratique des hautes études (sciences religieuses). A publié en 2013 : Boutang, Qui Suis-Je (Pardès) ; en 2019 Actualité de Charles Maurras (éditions Téqui). Vient de faire paraître aux éditions de Flore : La Voie capétienne.

C’est avec un grand intérêt que j’ai lu l’entretien que vous avez accordé à Bertrand Renouvin[https://frblogs.timesofisrael.com/charles-maurras-a-t-il-etudie-la-philosophie/], et dont je n’ai évidemment pas à juger du fond politique. En revanche, il me semble nécessaire de devoir apporter à certaines de ses réponses quelques corrections, car elles pourraient, compte tenu des approximations, voire des contre-vérités qu’elles contiennent, induire votre lecteur en erreur.

Il en est ainsi de la réponse à votre question sur l’empirisme organisateur de Charles Maurras. Il est faux de prétendre que « c’est un concept fictif inventé dans les années soixante à partir de quelques phrases de Maurras » Il est faux aussi d’ajouter : « Le chef de l’Action française n’avait pas étudié la philosophie. L’histoire non plus, d’ailleurs. »Ces deux simples phrases contiennent trois contre-vérités qu’il me faut corriger. 

Première contre-vérité : celle relative au « concept fictif inventé dans les années soixante ». C’est dès 1898 que Maurras fait paraître Trois Idées politiques, dont le troisième chapitre a pour titre « Sainte-Beuve ou l’empirisme organisateur », avec en exergue une citation d’Anaxagore en grec et en français : « Toutes choses étaient confuses / L’intelligence est venue les organiser. » Tel est précisément, pour Maurras, l’objet de l’empirisme organisateur et il reconnaît sa dette à Sainte-Beuve d’en avoir trouvé la formulation. Il ajoute que « cet Empirisme organisateur que j’ai rapidement déduit de l’Histoire naturelle des esprits constitue le système religieux et moral, parfaitement laïc, strictement rationnel, pur de toute mysticité, auquel semble aspirer la France moderne ». Peu à peu, au gré de ses articles notamment dans LAction française, mensuelle puis quotidienne, il précise le concept, le définissant le 1er  février 1908 comme « la mise à profit des bonheurs du passé en vue de l’avenir que tout esprit bien né souhaite à la nation ». Il ajoute même que ses « théories » se résument à l’empirisme organisateur. Du reste, plusieurs colonnes lui sont consacrées dans Le Dictionnaire politique et critiqueainsi qu’un chapitre entier dans la quatrième partie de Mes Idées politiques dédiée à la « science politique ». Par conséquent, ce concept est, depuis l’origine, au centre de la pensée maurrassienne et n’a en rien été inventé dans les années 1960. Du reste, le sociologue Pierre Debray, passé au début des années 1950, sous l’impulsion de Pierre Boutang, du catholicisme marxisant à la pensée maurrassienne, faisait grand cas de l’empirisme organisateur, car il y voyait une réponse au matérialisme historique, permettant de préserver la liberté humaine dans l’histoire.

Deuxième et troisième contre-vérités, à traiter ensemble : Maurras n’aurait jamais étudié ni la philosophie ni l’histoire. Si l’on vise par « étudié » les études universitaires, c’est un fait, Maurras n’a pas pu suivre d’études universitaires pour deux raisons principales : sa quasi-surdité qui lui interdisait de suivre des cours et la nécessité dans laquelle il était de travailler pour vivre et faire vivre sa famille (il était orphelin de père et sans fortune personnelle ; son jeune frère poursuivait des études médicales). Il s’est toutefois inscrit l’année de son arrivée à Paris en histoire à la Sorbonne, allant travailler en bibliothèque, comme il avait l’habitude de le faire aux archives municipales de Martigues. De plus, il a lu et travaillé les grands historiens de son temps, notamment Guizot, Tocqueville, Taine, Fustel de Coulanges, Renan ou Cochin. L’historien et académicien Thureau-Dangin l’épaulera également. 

S’agissant de la philosophie, il avait reçu un solide bagage au lycée. Il passa l’été de ses 15 ans à lire la Somme théologique dans le texte, comme du reste les philosophes grecs, dont Platon, sur lequel il écrivit des pages lumineuses. Sa vocation était la philosophie mais, comme il savait qu’il ne pouvait, matériellement parlant, y consacrer les dix années nécessaires pour être reconnu comme « philosophe » à part entière (c’est ce qu’il écrit à son mentor, l’abbé Penon), il dut se contenter d’étudier la philosophie pour des revues (notamment aux Annales de philosophie chrétienne, à LInstruction publique, à La Réforme sociale, à LObservateur français ou à La Revue encyclopédique Larousse) compensant, pour écrire ses articles sur les parutions en philosophie, par de très nombreuses lectures personnelles, des cours qu’il ne pouvait pas suivre. Sa correspondance toujours avec son mentor l’abbé Penon, que j’ai publiée, montre son intimité, dans leur langue originale, avec les penseurs grecs ou Lucrèce et saint Thomas, mais aussi, notamment, pour ne citer que les plus célèbres, avec Descartes, Pascal, Malebranche, Spinoza, Maine de Biran, Rousseau et les philosophes des Lumières, Kant, Hegel, Comte, Cousin, Spencer, J. S. Mill, Schopenhauer ou encore Bergson, à la philosophie duquel il consacra un …roman policier. Il s’intéressera également de près à Fichte.

Affirmer qu’on ne trouve pas trace de lui dans le débat philosophique et le comparer, en la matière, à Heidegger, (« encore plus sulfureux que Maurras » [sic]) n’est donc pas pertinent. On peut avoir étudié sérieusement la philosophie sans faire partie des quinze ou vingt grands philosophes que contient l’histoire de la pensée occidentale. Il est toutefois intéressant, puisqu’il n’y aurait pas censure, de noter que les élèves de Terminale avaient encore le droit, au début des années 1970, de lire du Maurras dans la collection « Les grands textes de la philosophie » de chez Bordas, par exemple, ou que Vrin, le célèbre éditeur de textes philosophiques, publiait en 1972 un recueil de textes intitulé De la politique naturelle au nationalisme intégral / Charles Maurras (textes choisis choisis par François Natter, Claude Rousseau et Claude Polin). Le fait est que la politique éditoriale a peu à peu évincé Maurras.

S’agissant de la pensée de Pierre Boutang, il est vrai que son œuvre philosophique « se situe au-delà du domaine politique mais [que] le souci de la cité n’est jamais perdu de vue. Le pouvoir politique est envisagé dans la perspective d’une “modification chrétienne”. » Il faut toutefois préciser que, loin d’être perdu de vue, le souci politique, objet du premier ouvrage du philosophe, a été constamment l’objet de ses préoccupations. Bruaire et Boutang enseignaient à la même époque à la Sorbonne et avaient une grande estime réciproque. Boutang en avait également une pour Jeanne Delhomme, la belle-mère de Bruaire, ancienne disciple de Gabriel Marcel passée à l’existentialisme athée. Il m’avait félicité de suivre ses cours à Nanterre, car, en dépit de tout ce qui pouvait les opposer, c’était à ses yeux une véritable philosophe. Ce qui opposait Boutang à Bruaire, c’était l’idéalisme du second et la possibilité de christianiser Hegel, alors que, pour Boutang, il l’affirme dans Reprendre le pouvoir, l’hégélianisme est un athéisme. Si, à ses yeux, le christianisme, plus exactement même, la kénose du Christ a modifié le pouvoir, il n’y a en revanche aucune modification chrétienne possible de Hegel et de son Absolu. Après avoir évoqué un « Hegel effectivement athée », il ajoute : « L’Etat universel et homogène ne se fonde dans la lettre de Hegel, en accomplissement du christianisme (« germanique ») que si la croix en a été préalablement évacuée, si en a été chassé le berger qui ne s’engage pas dans la lutte à mort, mais pose et expose sa vie pour son troupeau. » 

Comme son ancien élève et devenu ami, le regretté Michaël Bar-Zvi, l’écrivit dans l’article qu’il lui consacra dans le numéro spécial de la Nouvelle Revue Universelle dédié au centenaire de sa naissance (en 1916), pour Boutang, « la politique n’a pas pour but de finir l’histoire  : elle est au contraire un commencement », et de préciser : « La décomposition inévitable des Etats modernes laisse le champ libre pour un autre ordre, dont le fondement se trouve dans la persistance d’une langue poétique conservée par le peuple de la transmission [ie : le peuple juif]. Heidegger le comprit aussi, mais pour lui cette langue poétique était en-deçà de la métaphysique occidentale judéo-chrétienne. Cet âge nouveau, qu’invoque Boutang, à plusieurs reprises, trouve ses racines dans l’histoire du peuple élu ». Idée que Michel Bar-Zvi était venu développer lors du colloque que j’avais organisé, à l’Assemblée nationale, sur le centenaire de Boutang, à l’automne 2016.

Il est vrai aussi qu’avec notamment La Nation française, Boutang a « contribué à la renaissance du royalisme »,mais il faut préciser qu’il le fit sans jamais rompre, et cela jusqu’à sa mort, avec la pensée maurrassienne —  il aimait à dire que Maurras avait été « la matière de toute sa vie » —, à l’exception évidemment de l’antisémitisme, avec lequel Boutang rompit définitivement dans les années cinquante, mais qui, à ses yeux, n’était pas central dans la pensée de Maurras. Pour Boutang, Maurras était, sur cette question, surtout tributaire des préjugés d’une époque qui, de plus, était marquée par une profonde méconnaissance de la pensée juive, voire de l’Ancien Testament. Au contraire, grâce à sa femme, en 1939, Boutang avait pu rencontrer « le prophète juif  » Martin Buber aux décades de Pontigny, ce qui déclencha en lui un grand intérêt pour la pensée juive, dont ses étudiants peuvent témoigner. Par ailleurs, évoquant l’agnosticisme de Maurras, lequel, bien sûr, n’avait pas théorisé cette « modification chrétienne » du pouvoir, il notait : « Qui peut reprocher à quelqu’un de ne pas être chrétien ? […] On peut prier pour qu’il ait la foi […]. La politique de Maurras était chrétienne jusqu’à un certain point », notamment dans le souci du pauvre. C’est particulièrement clair dans le beau dialogue qu’il entretint avec George Steiner Sur le mythe dAntigone ; sur le sacrifice dAbraham.

Voilà quelques précisions que je souhaitais apporter, car elles me semblent utiles au lecteur.