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Le maurrassisme est-il devenu un simple « objet d’étude historique » ?

Par Philippe Lallement

L‘été militant du blog quotidien de l’Action française rencontre un succès certains.

La première série de Christian Franchet d’Esperey, issue de la revue laboratoire d’idées « La Nouvelle Revue Universelle », a été reprise par plusieurs blogs royalistes comme « Je Suis Français » et « La Faute A Rousseau ». Reprise aussi sur les réseaux sociaux dans plusieurs groupes royalistes Face Book comme celui des « anciens AF – RN » crée par les anciens de la Génération Maurras ou « Le cercle des Camelots du roi » ou « Les amis de l’Alliance Royale ».

C’est sur l’excellent groupe de l’historien Philippe Delorme « Les compagnons du lys » qu’elle a donné lieu à un commentaire du sociologue Michel Michel, mesurant à sa juste valeur le caractère stratégique de la rubrique de Christian Franchet d’Esperey : Une demarche d’aggiornamento c’est-à-dire de mise au jour. Celle-ci est maintenant reprise avec le commentaire de Michel, sur le blog « Je suis Français ». Succès !

Michel regrette l’usage du terme « Aggiornamento » utilisé par Christian Franchet d’Esperey mais le rédacteur en chef de la NRU n’a fait que reprendre Olivier Dard dans son excellent travail de « maurrassisme hors les murs ». Dans le n° 67 de la NRU, Philippe Lallement avait rendu compte de l’approche d’Olivier Dard. Sa lecture permettra d’éclairer le texte de Franchet et le commentaire de Michel. A vous de juger. (NDLR)

Le maurrassisme est-il devenu un simple « objet d’étude historique » ?
PHILIPPE LALLEMENT

Olivier Dard
Charles Maurras, le nationaliste intégral
Dunod, 2019, coll. Ekho, 432 p., 11 €

La réédition en poche de l’ouvrage savant d’Olivier Dard sur Charles Maurras, le nationaliste intégral (paru en 2013 chez Armand Colin sous le titre moins « vendeur » mais plus explicite Charles Maurras, le maître et l’action), interpelle la nébuleuse maurrassienne du XXIe siècle. Car cet ouvrage, s’il constitue une remarquable biographie de Maurras, propose en même temps une vision d’ensemble du maurrassisme et de l’Action Française. Il faut d’abord souligner l’énergie et l’esprit pénétrant mis par le professeur Dard à tirer le meilleur parti des nombreuses études maurrassiennes produites depuis 1968. Nous pensons surtout aux six colloques universitaires sur Maurras réalisés à l’initiative de Victor Nguyen1,et aux quatre colloques dirigés ou co-organisés par Olivier Dard lui-même2.Avant lui, le travail de référence sur l’Action française restait celui de l’américain Eugen Weber3, vieux de plus d’un demi-siècle. Olivier Dard a remis cette prééminence en cause. À plusieurs titres. On en privilégiera trois.

Dans un article marquant4, Pierre Nora reprocha à Eugen Weber de manquer de perspective historique, notamment en ne s’attachant pas à resituer l’Action française dans le cours de la pensée économique et sociale de l’époque. Manque largement réparé par Olivier Dard, qui s’intéresse de près au souci institutionnel de la jeune génération des années 30 : les« dissidents » maurrassiens de la Jeune Droite attendaient de leur vision corporatiste de la société et de l’État qu’elle entraîne la renaissance progressive du pays. D’où leur intérêt pour la tentative de « révolution nationale » lancée par Vichyet soutenue par l’Action française, qui suscita bien des déceptions. De cette période si abondamment traitée et controversée, cet aspect est paradoxalement délaissé. Olivier Dard l’aborde avec un esprit de distanciation, de discernement et d’objectivité qu’on aimerait voir adopté par tous les historiens spécialistes de la France occupée. Nous osons espérer qu’il poursuivra ses recherches afin de restituer cette expérience dans son authenticité : elle reprend, en ce temps de crise, une évidente actualité.

Olivier Dard renouvelle d’ailleurs notre regard par la distinction qu’il opère, chez Maurras, entre le chef politique et le doctrinaire, entre un quotidien soumis aux évènements et la logique d’une pensée en progression. Maniée par lui avec une grande finesse, cette clé d’interprétation nous délivre des habituels jugements à l’emporte-pièce sur le « grand maudit », et libère la nouvelle génération de maurrassiens des vieilles postures strictement défensives. Cette distinction lui permet aussi de porter un regard à la fois positif et critique sur ce qui a conduit de nombreux disciples de Maurras à la dissidence. Grâce à elle, nombre de choix s’expliquent, y compris les plus délicats et les plus douloureux, lorsque l’action de Maurras apparaît en contradiction avec sa doctrine. A la périphérie de ces observations, on appréciera l’intérêt que Dard accorde, chez Maurras, au stratège politique, particulièrement à travers l’évocation de la « bagarre de Fustel », un combat universitaire et médiatique – le premier du genre ! – en faveur de ce qu’on appelle aujourd’hui le récit national.

Se trouve ainsi « revisité » le reproche que Nguyen faisait à Eugen Weber de surestimer le poids des évènements au détriment de celui des idées : comme le note Nguyen, cela empêche Weber, lorsqu’il décrit avec justesse la puissance de séduction maurrassienne, d’en discerner la véritable cause. À l’inverse, son étude de l’influence des idées maurrassiennes permet à Olivier Dard une approche novatrice du concept de « maurrassisme ».

Ayant exploré en profondeur la question de l’influence internationale de Maurras (colloque de mai 2008), l’historien a pu évaluer l’utilisation ponctuelle, « à la carte », faite à l’étranger de la pensée maurrassienne, et sa capacité d’adaptation aux diverses contraintes nationales. Si souvent taxé de rigidité et de gallocentrisme, le maurrassisme démontre ainsi sa souplesse et son adaptabilité aux circonstances.

Se voient également intégrés au maurrassisme les divers prolongements effectués par les « dissidents », élargissant ainsi considérablement sa surface porteuse. Dard est le premier à prendre toute la mesure « temporelle » de l’histoire de l’Action française : il fait remarquer qu’elle a passé plus de temps sans Maurras qu’avec lui vivant. Le chapitre le plus long de l’ouvrage est consacré aux héritiers de Maurras : très novateur, il s’appuie sur d’impressionnantes ressources documentaires. (On notera qu’elles comprennent le dossier « Maurras, le blessé de Dieu » du n° 49 de la NRU.)

Le professeur Dard en viendrait-il à formuler un aggiornamento du maurrassisme ?Il s’y refuse, considérant que celui de Boutang avec la Nation française a échoué, de même que celui de la Nouvelle Action française (NAF) qui finit par abandonner toute référence à Maurras en devenant ,contre lui, la Nouvelle Action royaliste. Olivier Dard mentionne le renouveau des années 1990 avec la « Génération Maurras », mais ne l’approfondit pas, et se montre peu convaincu par le coup de fouet donné par la Manif pour tous.

Il semble, à nos yeux, sous-estimer l’influence que continue d’avoir l’école d’Action française, passage obligé pour toute une jeunesse dissidente de “droite”, et seule perspective politique post-libérale et post-libertaire présentant un minimum de cohérence et de crédibilité. Cet aggiornamento inachevé, l’actuelle Action française semble le remettre sur le métier. Elle le fait en se réappropriant Pierre Boutang, l’héritier spirituel, dans le sillage de la Génération Maurras des années 1990. Elle reprend aussi les travaux sur l’anthropologie maurrassienne engagés par Gérard Leclerc au début des années 1970, en vue d’établir un pont avec la nouvelle jeunesse catholique, dynamique et décomplexée, mais dépourvue de vrais repères politiques. Elle le fait enfin, depuis 2017, avec la redécouverte de Pierre Debray et sa capacité à appliquer la méthode maurrassienne aux problématiques d’une société industrielle et scientifique de plus en plus inhumaine, au point qu’elle se veut désormais « transhumaine ».

Ne peut-on penser que l’historien Olivier Dard saura trouver dans cette mouvance de nouvelles et prometteuses pistes de recherche ? Il croit pouvoir conclure son ouvrage en affirmant que « le maurrassisme est devenu un objet d’étude historique », car « il ne pèse plus guère dans le débat public ». Belle provocation à l’adresse des maurrassiens ! Mais ô combien stimulante…La nébuleuse maurrassienne du XXIe siècle n’a-t-elle pas déjà fait le pari de lui donner tort ?

1 En 1968, un colloque Maurras fut organisé, à l’occasion de son centenaire, par Victor Nguyen et Georges Souville à Aix-en-Provence. Son succès les amena à en tenir cinq autres en 1970, 1972, 1974, 1976 et 1980. Le septième, sur « Maurras et la Maison de France », ne put se tenir en raison de la disparition de Nguyen en 1986.
2 De 2007 à 2011, quatre colloques « L’Action française, culture, société, politique »,réunis à Metz et Paris, ont abordé les thèmes : Maurras, les héritages ; Maurras et l’ étranger ; Maurrassisme et culture ; Maurrassisme et littérature.
3 Eugen Weber,L’Action Française, trad. de l’anglais par Michel Chrestien, Stock, 1964,in-8°, 649 p.
4 Pierre Nora, « Les deux apogées de l’Action française », inAnnales. Economies, sociétés, civilisations. 19ᵉ année, n° 1, janvier-février 1964, p. 127-141.