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Mai 68 ou l’oubli de la cité

Introduction au colloque Mai 68 et le Bien Commun du 12 mai 2018

Doit-on nécessairement avoir quelque chose à dire sur Mai 68 ? Trop jeune à l’époque pour en saisir toutes les implications, bien que faisant partie d’une famille très politisée, j’étais toutefois suffisamment âgé pour en garder des images, comme ces tags qu’on n’appelait encore ainsi où l’inscription « OAS vaincra », pas encore effacée, côtoyait sur un mur : « il est interdit d’interdire ». Articulation entre deux époques. Je n’aurai évidemment pas l’ambition en quelques mots de dire la vérité sur Mai 68, si tant est qu’il y en ait une – Mai 68 fut multiple – mais d’en livrer quelques aspects, peut-être contradictoires, essentiellement politique.

Mai 68 n’est pas, à mes yeux, un événement fondateur. C’est plutôt un événement révélateur des évolutions en profondeur que connaissait la société française, voire occidentale depuis le milieu des années 50. Une éruption exprimant la vie souterraine de notre société. Un phénomène sismique. Que ce soit en matière de mœurs ou en matière éducative, par exemple, le mouvement a tout au plus accéléré le pédagogisme ou une évolution sociétale en cours au sein de la bourgeoisie.  Rappelons que c’est la droite qui légalise la pilule en 1967. La réforme de l’université – loi Faure – est déjà dans les cartons du ministère. C’est la droite encore qui, dans un mouvement continu, légalisera l’avortement ou facilitera le divorce dans les années 70 ou supprimera la notion d’enfant légitime/enfant naturel. Le déclin de la pratique religieuse, en France comme dans d’autres pays occidentaux (pensons au Québec) a  commencé bien avant. D’ailleurs, pour qu’un député de droite déclare alors en plein hémicycle qu’il baisse les yeux devant son fils, il faut que l’évolution des esprits de ceux qui sont censés transmettre ait été bien antérieure aux événements. Au fond, les parents doutaient déjà de l’héritage qu’ils transmettaient à leurs enfants, faute peut-être d’avoir su le rétablir sur des bases solides après 1945, qui  fut aussi la victoire de l’hégémonie culturelle de la gauche.

Je m’appuierai sur deux œuvres cinématographiques encadrant l’événement. D’abord le documentaire de l’ethnologue Jean Rouch et du sociologue Edgar Morin, de 1960, intitulé Chronique d’un été – Êtes-vous heureux ? et qui reçut  le prix de la critique internationale à Cannes en 1961, exprime déjà bien la rupture d’une certaine jeunesse, essentiellement estudiantine et bourgeoise – alors très minoritaire parmi la jeunesse mais elle occupe les trois quarts de protagonistes contre un quart pour les ouvriers et employés –, avec les valeurs affichées par leur milieu et leurs parents, plus encore qu’avec un confort que ces mêmes parents et grands-parents, au sortir de la guerre, leur avait assuré grâce à leurs efforts, mais sans plus en faire partager les soubassements culturels ni spirituels. La bourgeoisie croyait-elle encore en elle-même, elle dont les intellectuels avaient rejoint le marxisme ?

« La victoire de Mai 68 serait-elle celle d’une nouvelle bien-pensance ? »

A l’autre extrême, en 1970, pensons à Pays de Cocagne,  le dernier film, ou presque, de Pierre Etaix, tant sa critique corrosive de la société de consommation post-soixante-huitarde fut assassinée par la critique. Il arriva la même chose au même moment à Jacques Tati avec Playtime, il est vrai de facture différente.  La presse établie, à droite et à gauche, ne pardonna pas à Pierre Etaix la vérité qu’il dénonçait de l’abêtissement généralisé du pays réel par un consumérisme qui ne disait pas encore son nom et dont la dénonciation apparaissait bien plus subversive aux élites, y compris  de gauche qui ne le soutinrent pas, que les revendications rimbaldiennes des étudiants de Mai 68. Des revendications que Boutang a fort bien analysées dans Apocalypse du Désir. Revendications poétiques bientôt transformées, car prises au sérieux par les élites, en revendications prosaïques. «  Revendications », dénonce encore Boutang, mais dans Précis de Foutriquet, « qui, il y a un demi-siècle, étaient le cri anarchiste et de désespoir » et qui « sont devenues le programmes des bien-pensants » : à savoir « communiquer ses vices et son ordure à tous les degrés d’en dessous, à tout un peuple. » Rappelons que, dans les années 50, le communiste Maurice Thorez se bat au Parlement contre un texte visant à faciliter l’avortement en accusant la bourgeoisie de chercher ainsi à empêcher les ouvriers d’avoir des enfants. Se trompait-il vraiment ? Et la victoire de Mai 68 serait-elle celle d’une nouvelle bien-pensance ?

Quoi qu’il en soit, le caractère radicalement subversif de ce film valut à Pierre Etaix de disparaître du grand écran pour plusieurs décennies : il montrait, à travers l’été 1969 filmé par le prisme de la caravane des plages d’Europe 1, la réalité de la société individualiste de consommation non pas dans la bourgeoisie, qui avait fait Mai 68, mais dans le peuple ouvrier et dans celui des petits employés, qui avait fait un autre Mai 68. Ce qui est intéressant, du reste, c’est que, dans le film, il n’y a trace que de l’élection de Pompidou à la présidence de la République en 1969, nulle part de Mai 68. Les ouvriers et les employés avaient obtenu ce qu’ils voulaient, ou du moins, ce qu’ils pouvaient espérer, avec les accords de Grenelle. Le Mai de ces ouvriers et employés avait été parallèle, c’est-à-dire incommunicable, à celui des étudiants : les ouvriers défendaient le vieux monde aux yeux des étudiants aux mains blanches, dont l’innocente morgue ne pouvait guère rencontrer le dur réalisme des travailleurs aux mains calleuses. Ce que montre Pierre Etaix, c’est la découverte de l’hédonisme par le pauvre, c’est l’hédonisme du pauvre, « de ceux qui ne sont rien », comme dirait notre président philosophe. Si la rencontre s’effectue déjà dans un hédonisme généralisé, cette rencontre est encore factice, les différences de classe continuent de s’y exercer. Comme en Mai 68, peuple et bourgeoisie vivent la révolution ou l’évolution sur deux modes parallèles. La jeunesse bourgeoise de Mai 68 n’allait pas s’abêtir en suivant sur les plages, l’été, la caravane d’Europe 1. Il n’est pas certain qu’il en soit aujourd’hui autrement.

« Peut-être la vérité apparemment paradoxale de Mai 68 est-elle dans la dépolitisation de la vie sociale »

Que Mai 68 ne soit pas un événement fondateur, le montre aussi la dépolitisation très rapide de la jeunesse, en une dizaine d’années, c’est fait. Ayant fait mes études dans le lycée rouge de Paris, je sais de quoi je parle. Au début des années 70, les grèves étaient fréquentes, chaque hall du lycée était occupé par une fraction gauchiste, pro-palestinienne ou pro-sioniste, les royalistes que nous étions devions lutter à coup de poings pour assurer notre espace vital. Avant même 1980, la dépolitisation est presque totale. Pierre Pujo me demanda, en mai 1978, d’écrire pour L’Action Française Etudiante un article sur les dix ans de Mai : m’appuyant sur un sondage paru dans Le Monde de l’Education d’octobre 1977, je pus alors observer que 90 % des étudiants n’adhéraient à aucun parti politique ou syndicat, 75,5 % jugeant que ces partis n’exprimaient ni leurs analyses ni leurs espoirs, et cela malgré l’instauration en 1974 du droit de vote à 18 ans qui aurait dû susciter au contraire une prise de conscience politique de la jeunesse estudiantine, si effectivement cette mesure s’imposait, comme l’avait soutenu Giscard, par l’évolution de la société et la maturité grandissante des jeunes.

Alors le rapport de Mai 68 avec le Bien commun ? Comme l’eau avec le feu ? Peut-être précisément, la vérité apparemment paradoxale de Mai 68 est-elle dans la dépolitisation de la vie sociale. Le paradigme a changé. Il n’est plus la cité, mais sur un fond de revendication toujours plus illimité des droits individuels (je renvoie notamment aux analyses de Pierre Manent), un « vivre-ensemble » dont Aristote déjà, dans La Politique, disait qu’il était le plus bas degré de la vie sociale. Les années Mitterrand ont donné naissance à l’antiracisme, qui n’a rien d’un mouvement politique : c’est un mouvement moral. En 2002 la présence de Le Pen au second tour devait, disait-on, provoquer un électrochoc pour la jeunesse. Plus rien ne serait jamais après comme avant. Le « sursaut », largement conditionné de la jeunesse, n’a débouché que sur un flop. La révolte de la jeunesse fut, là encore, essentiellement morale. Elle ne fut en rien politique. « J’ai honte d’être français » lançaient des potaches qui s’apprêtaient à retrouver le cocon douillet de leur individualisme aussitôt passée la quinzaine de la haine. Peut-être un des aspects de l’héritage lointain de Mai 68 est-il ce remplacement de la politique par la morale, une conception morale des rapports civiques, qui évidemment est une mise entre parenthèses de notre dimension d’animal politique.

Pour Maurice Clavel, Mai 68 avait été le grand « soulèvement de la vie », écrivant dix ans plus tard que ces journées révolutionnaires furent « le symbole de la liquidation de deux siècles d’idéologie de l’Etat et de pouvoir de l’homme sur l’homme ». Il travaillait alors (nous sommes en 1977) à la nouvelle philosophie, au déboulonnage de Hegel et de Marx, avant celui de Freud. Le tragique est peut-être que le bébé ait été jeté avec l’eau du bain et que la liquidation bienvenue de deux siècles d’idéologie de l’Etat n’ait, comme le regrettait Boutang, encore lui, dans Reprendre le pouvoir, cette même année 1977, abouti au déboulonnage de l’Etat lui-même. Et donc à la délégitimation du souci politique, qui est la condition, le rempart du Bien commun. Car l’Etat n’est pas le mal en soi. Sa fonction tient même dans la protection du plus faible, contre le pouvoir de l’homme sur l’homme. Nos « nouveaux philosophes », malheureusement, du moins certains d’entre eux, avaient déjà fait leur mue : révolutionnaires en Mai 68, ils étaient passés au libéralisme sous Giscard. Telle fut la faille de la nouvelle philosophie que Boutang, disciple de Maurras, avait aussitôt perçue. A l’idéologie de l’Etat avait succédé  une idéologie du non-Etat, dont le macronisme n’est qu’une nouvelle expression, peut-être plus achevée, logée en tout cas au cœur de l’État. Sous l’apparence de la dignité présidentielle recouvrée, rappelons-nous que les libéraux aiment surtout dans l’Etat sa dimension répressive, à quoi ils réduisent le régalien. Bien sûr, cela n’a fait que renforcer, et non pas liquider, le pouvoir de l’homme sur l’homme. En 1977,  Maurice Clavel avait pêché par optimisme.

Recouvrer le sens du politique, peut-être serait-ce vraiment cela, en finir, sinon avec Mai 68, du moins avec une de ses plus graves conséquences historiques.

François Marcilhac
Directeur politique de l’Action française