You are currently viewing Maurras et la pensée d’Action Française

Maurras et la pensée d’Action Française

Par Maurice Torrelli, professeur à l’Université de Nice
(troisième édition, revue et corrigée)

I – L’empirisme organisateur contre l’idéologie démocratique
1) La politique comme science
2) Un déterminisme conditionnel
3) La vraie tradition est critique
II – La méthode empirique
1) Nature de la méthode
2) Les limites de la méthode
III – L’idéologie démocratique fait du passé table rase
1) Trois définitions de la démocratie
2) L’inégalité protectrice contre l’Egalité démocratique
3) Les libertés concrètes contre la Liberté révolutionnaire
4) La liberté et l’autorité
5) La République : « la machine à mal faire »
– La critique de l’élection
– Le règne des partis
– Le triomphe des oligarchies
IV – De l’empirisme organisateur au nationalisme intégral
1) Qu’est-ce que le nationalisme ?
2) Le nationalisme comme défense d’un héritage
3) De la nation à l’universel
4) La monarchie EST le nationalisme intégral
V – La monarchie
1) Une monarchie traditionnelle et héréditaire
2) Le roi, serf de la couronne
3) Dictateur et Roi
4) Une monarchie antiparlementaire et décentralisée
5) Un complot à ciel ouvert
Conclusion : « Le désespoir en politique est une sottise absolue »

I – L’empirisme organisateur contre l’idéologie démocratique

Face aux idéologies issues du siècle des Lumières et de la Révolution française et agressivement rationalistes, qui, aux dires de Barrès, « énervaient » la France, le nationalisme ne pouvait être une simple expression politique : il devait être « une discipline, une méthode réfléchie pour nous attacher à tout ce qu’il y a de véritablement éternel et qui doit se développer d’une façon continue dans notre pays ».

C’est Maurras qui donne à cette méthode sa forme achevée : l’empirisme organisateur, en conciliant la tradition et la politique, fait de cette dernière science, et, du même coup conduit à réfuter l’idéologie démocratique et républicaine, dont la Raison, déifiée, fait du passé table rase.

« Si l’on veut, « j’eus des théories », et si l’on veut j’en ai encore : mais, de tout temps, ces théories ont mérité leur nom, qui en montre la prudence et l’humilité, elles s’appellent l’empirisme organisateur ».  C’est la raison pour laquelle selon Pierre Gaxotte, dans sa préface à la nouvelle édition de Mes idées politiques, Charles Maurras s’est toujours refusé « à donner de ce qu’on a appelé sa doctrine, un exposé méthodique ».
La politique est apparue peu à peu à Maurras comme justifiable des critères du vrai et du faux, des critères objectifs ne devant rien aux goûts ou aux préférences personnelles, mais déduits du réel, de la nature des choses et de leurs rapports. Dès lors, si le choix de ces critères est fait avec la rigueur et l’humilité du savant, la politique peut accéder au rang d’une véritable science : « Tout est possible. Ce qui est impossible, c’est que l’art, c’est que la science de la politique, plus nécessaires chaque jour, se composent sur d’autres bases que celles que nous ont déterminées nos maîtres et que nous essayons d’affermir après eux : de nos petits faits bien notés, de nos lois prudemment et solidement établies, de nos vérités incomplètes, mais en elles-mêmes indestructibles, de là, et non d’ailleurs, la science politique s’élèvera ».
S’il existe une vérité politique, c’est-à-dire une politique ayant des fondements objectifs et scientifiques, comment la découvrir ? Par la méthode empirique.

1) La politique comme science

Par l’expérience et par l’observation, il apparaît que les sociétés, comme le monde physique, obéissent à des lois fixes qui ne s’inventent pas mais se découvrent. Dès lors, la politique est pour Maurras la science des conditions de la vie prospère des communautés, dont le principe fondamental, le dénominateur commun auquel se ramène tout élément de la vie politique, est l’intérêt national. L’empirisme organisateur repose donc sur l’existence de lois naturelles, la possibilité pour l’homme de les dégager et l’obligation de s’y soumettre ; l’empirisme organisateur, c’est «  la mise à profit des bonheurs du passé en vue de l’avenir que tout esprit bien né souhaite à sa nation ».

Peut-on en conclure que cette méthode est fondée sur le déterminisme ? « Il ne s’agit nullement, écrit Maurras,  de lois du devenir, de lois du mouvement des sociétés, de lois de leur dynamisme, mais bien des lois de leur état. Il ne s’agit pas de déterminer la loi (jusqu’ici inappréhendée) suivant laquelle s’est, ou se serait opérée, l’évolution du genre humain, loi qui, si elle était connue, permettrait une déduction générale de l’avenir. Non il s’agit de lois suivant lesquelles se présentent certains faits qui ont coutume de ne point survenir séparément. Les lois comparables à celles dont la nature et  le laboratoire suivent l’action chaque jour. Elles consistent en liaisons constantes et telles que, l’antécédent donné, on peut être sûr de voir apparaître le conséquent… autant la recherche des lois du devenir semble avoir donné, jusqu’ici, des résultats flottants, chanceux, discutables, stériles, autant la poursuite des constantes régulière et des lois statiques se montre certaine et féconde ».

2) Un déterminisme conditionnel

Il ne s’agit pas d’un déterminisme pur mais d’un déterminisme conditionnel, puisque la marche des événements n’a rien de rectiligne et les besoins d’un peuple peuvent changer. Si les lois de la nation comme les lois du monde et de l’homme sont immuables, toutes les situations de l’histoire et de la géographie sont cependant originales et ont quelque chose d’unique. Certes, il faut se soumettre aux résultats de l’expérience, mais cette méthode comporte des limites qui lui ôtent tout caractère d’automatisme absolu. Telle est d’ailleurs la signification de la formule de Barrès, selon laquelle le nationalisme est l’acceptation d’un déterminisme.
Pour découvrir les lois naturelles qui sont à l’œuvre dans le monde depuis toujours, on utilisera l’histoire. En effet, ces lois ayant eu l’occasion de se manifester dans le passé, il faut aller les chercher dans le passé : «  notre maîtresse en politique c’est l’expérience. Dans ces sortes de recherches (telle que la politique), le logicien a besoin de l’histoire critique pour se procurer les vues générales exactes qui servent de majeures à ses raisonnements ». A Valéry qui soutenait que l’empirisme organisateur ne pouvait être une expérience mais tout au plus une observation de l’histoire, car pour qu’il y ait expérience, il faudrait que soient réalisées les conditions laboratoires du chimiste par exemple, (voir notamment De l’histoire et Regards sur le monde actuel), Maurras répondait que le savant assiste à son expérience en témoin extérieur. Il ne peut en enregistrer que des effets car il est étranger à la vie et à l’évolution du corps qu’il observe. L’historien, en revanche, est dans l’histoire. Il l’éprouve et en ressent le jeu des éléments directeurs internes, al psychologie des accords et des désaccords, l’esprit des affinités et des répulsions, c’est-à-dire tout ce qui manque à l’expérience scientifique. En ce sens, l’expérience de la vie humaine donne une certitude supérieure à celle de l’éprouvette ou de la cornue.

3) La vraie tradition est critique

Par ailleurs, la tradition peut faciliter la découverte de ces lois naturelles car elle est l’expérience inconsciente des siècles qui l’ont dégagée lentement et sûrement. Elle réintroduit la continuité en politique. «  Certes, la tradition doit vivre, progresser s’enrichir, donc changer un peu. Cependant, elle exprime la prédomination croissante des riches trésors du passé. Elle réalise, en histoire, la grande formule d’Auguste Comte que les vivants sont de plus en plus gouvernés par les morts ».
Mais  « l’empirisme organisateur n’a jamais délivré un quitus général au « bloc » de ce que les Pères ont fait. En accordant à leur personnage un respect pieux, l’esprit critique se réserve les œuvres et les idées ». «  La règle traditionnelle se déduit du total des éléments qui se désignent par un plus et non par un moins… c’est de ce point de vue que cette tradition est « intégrale », c’est-à-dire à la fois épurée et complète, comme la qualifient très bien le sens courant et l’étymologie de cette épithète. »
Ainsi, comme l’écrit Gustave Thibon : « La tradition n’exclut pas la liberté créatrice : elle la nourrit de toute l’expérience d’un passé et de l’éternel et elle l’oriente dans le sens d’un perfectionnement. Depuis quand l’étoile polaire entrave-t-elle la marche d’un voyageur ? »

II – La méthode empirique

1) Nature de la méthode

Elle s’appuie sur les faits, s’opposant ainsi à la méthode d’un Rousseau qui pose comme postulat que l’homme est corrompu par la Société : il n’y a donc pas, à ses yeux, à chercher des enseignements dans l’histoire qui n’est jamais que celle des sociétés. Pour la tradition rousseauiste, c’est la raison pure qui préside à l’édification d’une politique et à l’organisation de l’Etat, fruit d’une idée a priori. Au contraire, pour l’école traditionnelle, c’est dans la nature particulière d’un peuple qu’il faut rechercher sa constitution propre.

L’observation des faits est à la base de la méthode empirique. Pasteur aimait à citer ce mot de Buffon : « Rassemblons des faits pour avoir des idées ». Maurras explique l’état d’avancement de la science politique dans l’Antiquité par le nombre de constitutions et de révolutions qu’il avait étudiées. Mais il faut retenir un autre élément : « L’extrême vivacité d’esprits de leurs premiers sages et leur génie merveilleusement simplificateur ».

L’observation, en effet, doit s’accompagner d’un souci constant d’analyse. Il faut se livrer à un travail d’appréciation et de conjectures, interroger non seulement le nombre et la masse des phénomènes, mais leur force, variable, et leur qualité en vue de former non une réponse unique en forme d’oracle, mais un faisceau  de réponses conditionnelles. Si de telles réponses renseignent médiocrement sur ce qui sera, elles proposent ce qui pourra être, elles excluent ce qui à la réflexion d’un esprit pratique et sensé, ne paraît ni possible, ni viable ; l’histoire exacte donne des modèles des échantillons  de ce qui a été fait en certaines circonstances et qui, bien compris, peuvent guider, dans une certaine mesure, vers de nouvelles applications. Elle permet de dresser le tableau des échecs et des réussites, les conditions de celles-ci, les raisons de ceux-là. L’histoire critique doit, évidemment, tenir compte de toutes les données des autres sciences : géographie, économie, biologie et, en particulier, psychologie, laquelle permet d’appréhender les constantes de l’esprit d’un peuple.

Au dernier stade de la méthode, la déduction intervient une fois que les lois auront été induites du passé par l’observation et l’analyse : « Moyennant quelque attention et quelque sérieux, il ne faut pas un art très délié pour faire une application correcte de ces idées ainsi tirées de l’expérience, à ces faits nouveaux que dégage une expérience postérieure. La déduction est, en ce cas, la suite naturelle des inductions bien faites».

2) Les limites de la méthode

Certes, pour obtenir des résultats certains dans le présent, il faudrait pouvoir chiffrer avec précision et complètement les différentes forces en action à un moment donné. Or dans le présent, on ne peut en percevoir que des signes. Leur expression complète ne sera connue que lorsqu’elles auront produit tous leurs effets.

De plus, les données de l’expérience peuvent être faussées : une histoire déformée par l’esprit de parti peut conduire à des conditions fausses. Ainsi, l’idéalisme prétend modifier les lois fondamentales et dépasser ou contrarier l’expérience au nom de principes posés a priori. Pour éviter que les déductions ne soient faussées, il faut éviter toute confusion entre l’ordre moral et l’ordre politique : « Il n’appartient pas aux « idées » d’être « larges », « libérales », ni « généreuses » ! Ce sont nos sentiments qui sont susceptibles de générosité, de largeur et de liberté. Pour être juste, nos idées doivent être fermement déterminées, rigoureusement définies. Une idée est générale ou particulière, vraie ou fausse, complète ou incomplète, mais comment aurait-elle un caractère moral » ?

Encore faut-il préciser que Maurras n’a jamais prétendu formuler toutes les lois naturelles nécessaires au gouvernement des hommes et encore moins les lois surnaturelles. L’empirisme ne fait qu’établir des doctrines de constatation et de prévision.

Cette méthode ne peut déterminer sûrement et automatiquement tel ou tel comportement humain. Il y faut une intelligence droite et une adhésion volontaire : la conviction et l’adhésion sont nécessaires. Il existe cependant un correctif aux imperfections de la méthode : si les choses obéissent à des lois nécessaires, « toute erreur au sujet de ces lois devient un principe de souffrance pour celui qui la commet ».

« C’est en rétablissant la vérité sur le passé que l’on peut formuler des inductions raisonnables sur l’avenir ». L’empirisme est donc organisateur et il réfute la démocratie et la république qui « ne vivent que d’insultes au passé » et qui reposent sur une idée a priori.

III – L’idéologie démocratique fait du passé table rase

1) Trois définitions de la démocratie

La démocratie n’est pas un fait. La démocratie est une idée qui inspire des lois et des institutions qui, chaque jour, se révèlent désastreuses pour l’intérêt général parce qu’elles sont en désaccord avec la nature. «  La démocratie, écrit Maurras,  est le gouvernement du nombre. On appelle encore démocratie, l’état social démocratique, un état égalitaire de la société dans lequel les différences de classes seraient inexistantes ou abolies. On appelle enfin démocratie un ensemble d’idées et un corps d’institutions ou de lois, tendant soi au gouvernement du nombre, soit à l’état égalitaire de la société ».

Maurras exclue toute démocratie sous l’un quelconque de ces trois aspects, sa critique va s’attacher à réfuter la démocratie, acte de foi en l’Egalité et la Liberté humaine, se fondant au plan institutionnel sur le gouvernement du nombre.

2) L’inégalité protectrice contre l’Egalité démocratique

« L’expérience de l’histoire est plein des charniers de la libertés et des cimetières de l’égalité ».

A l’Egalité, Maurras oppose « l’inégalité protectrice ».

La biologie se conjugue à l’histoire pour condamner l’égalité, qui est mortelle parce qu’elle est contre nature. Rappelons la célèbre comparaison de Maurras entre le petit poussin et le petit homme. Tous les poussins se ressemblent, ils sont égaux. En revanche, ce qui caractérise l’espèce humaine, c’est d’être dotée d’intelligence et non pas d’être livrée à l’instinct. Elle doit être éduquée.

« Le petit poussin brise sa coquille et se met à courir. Peu de choses lui manque pour crier : « Je suis libre … » Mais le petit homme ? Au petit homme, il manque tout. Bien avant de courir, il a besoin d’être tiré de sa mère, lavé, couvert, nourri. Avant que d’être instruit des premiers pas, des premiers mots, il doit être gardé de risques mortels. Le peu qu’il a d’instinct est impuissant à lui procurer les soins nécessaires, il faut qu’il les reçoive, tout ordonnés, d’autrui.

Il est né. Sa volonté n’est pas née, ni son action proprement dite. Il n’a pas dit Je ni Moi, et il en est fort loin, qu’un cercle de rapides actions prévenantes s’est dessiné autour de lui. Le petit homme presque inerte, qui périrait s’il affrontait la nature brute, est reçu dans l’enceinte d’une autre nature empressée, clémente et humaine : il ne vit que parce qu’il en est le petit citoyen.

Son existence a commencé par cet afflux de services extérieurs gratuits. Son compte s’ouvre par des libéralités dont il a le profit sans avoir pu les mériter, ni même y aider par une prière, il n’en a rien pu demander ni désirer, ses besoins ne lui sont pas révélés encore. Des années passeront avant que la mémoire et la raison acquises viennent lui proposer aucun débit compensateur. Cependant, à la première minute du premier jour, quand toute vie personnelle est fort étrangère à son corps, qui ressemble à celui d’une petite bête, il attire et concentre les fatigues d’un groupe dont il dépend autant que de sa mère lorsqu’il était enfermé dans son sein.

Cette activité sociale a donc pour premier caractère de ne comporter aucun degré de réciprocité. Elle est de sens unique, elle provient d’un même terme. Quand au terme que l’enfant figure, il est muet, infans, et dénué de liberté comme de pouvoir ; le groupe auquel il participe est parfaitement pur de toute égalité : aucun pacte possible, rien qui ressemble à un contrat. »

Ainsi la nature offre un extraordinaire spectacle d’autorité pure. Mais l’inégalité naturelle est compensée par la loi de complémentarité : c’est la différence des êtres qui engendre le succès et le progrès commun. En effet, à côté de l’héritage particulier, l’héritage collectif, celui de la société nationale, est un don commun aux « boursiers » et à l’héritier : le plus pauvre en sa part. Telle est l’inégalité naturelle, qui ne tient pas à la race mais à l’héritage, entendu au sens le plus large : social, moral, culturel…

Cette inégalité culturelle est également compensée par une identité générale : si le petit serviteur platonicien portait en lui, comme Socrate, toute la géométrie, cela ne veut pas dire « qu’il fut l’égale de Socrate, ni considéré, ni à considérer comme tel ». Cette identité générale est celle des fins alors que l’inégalité est celle des moyens. Chacun, du seul fait qu’il est homme, est appelé à tendre vers le bien, vers le vrai, vers le beau. Cependant, l’homme, livré à sa solitude, ne s’élève pas au-dessus de sa misère. Les fins que sa nature lui propose, lui demeureront inaccessibles tant qu’il n’en aura pas forgé les moyens. C’est parce qu’il est voué à la quête inlassable du bien, du vrai et du beau que l’homme est un « animal politique », ainsi que l’écrivait déjà Aristote, déjà. L’inégalité s’accentue avec le développement de la société : « Plus l’être vit et se perfectionne, plus la division du travail entraîne l’inégalité des fonctions, laquelle entraîne une différenciation des organes et de leurs inégalités… Le progrès est aristocrate ». Ainsi, plus la société est complexe, organisée, harmonieuse, plus les moyens mis à la disposition de l’homme seront nombreux ; plus elle se simplifie, se désorganise, se divise, et plus les moyens se dégradent. Or « on n’organise pas la démocratie. On ne démocratise pas l’organisation. Organiser la démocratie, c’est instituer des aristocraties ; démocratiser une organisation, c’est introduire la désorganisation : organiser signifie différencier, c’est-à-dire créer des inégalités utiles ; démocratiser, c’est égaliser, c’est établir, à la place des différences, des inégalités, des organisations, l’égalité qui est stérile et même mortelle ». L’idée démocratique parce qu’elle est en désaccord avec la nature, est fausse. Elle est mauvaise parce qu’elle soumet constamment le supérieur à l’inférieur, la qualité, c’est-à-dire la compétence et l’aptitude, au nombre. On ne peut s’empêcher de rappeler la critique faite par A. de Tocqueville dans La démocratie en Amérique.

En définitive, « la science politique pose un dilemme… au peuple : l’inégalité ou la décadence, l’inégalité ou l’anarchie, l’inégalité ou la mort ». L’avenir comme le progrès, pour Maurras, est à l’ordre et à la hiérarchie.

Si l’égalité est un moyen, il convient également de ramener à la qualité de moyen, la liberté et l’autorité. « L’égalité ne peut régner qu’en nivelant les libertés, inégales de leur nature. »

3) Les libertés concrètes contre la Liberté révolutionnaire.

La liberté de Rousseau, la liberté révolutionnaire, est un absolu qui débouche très logiquement sur le totalitarisme : « Et s’ils ne veulent pas, nous les forcerons à être libres », écrivait Rousseau ; « Pas de liberté pour les ennemis de la Liberté », précisera Saint-Just. Appliquant cette logique, le général Westermann pouvait rendre compte à la Convention : « Il n’y a plus de Vendée ! Elle est morte sous notre sabre libre, avec ses femmes et ses enfants, je viens de l’enterrer dans les marais de Savenay. J’ai écrasé les enfants sous les pieds de mes chevaux, massacré les femmes qui n’enfanteront plus de brigands ? Je n’ai pas un prisonnier à me reprocher. J’ai tout exterminé… les routes sont semées de cadavre. Il y en a tant que sur plusieurs point ils font des pyramides ».

Ce conflit qui oppose la liberté au pouvoir, Maurras essaye de le résoudre en réconciliant les deux notions.

Il ne nie pas la liberté mais commence par lui enlever la majuscule que lui avait donnée le libéralisme, notamment.

La liberté est-elle un droit à l’erreur ? « En soi, la liberté n’est ni un dieu, ni un principe, ni une fin. Répétons : la liberté de qui ? La liberté de quoi ? Pas celle de l’assassin ? Pas celle du brigand ? C’est ce qui la juge. Elle n’est qu’un moyen, entre autres, pour obtenir l’ordre et la paix ou leur contraire. L’autorité qui habite une sphère supérieure n’est, elle non plus, qu’un moyen… l’autorité a aussi cette fin supérieure, le Bien, ce Bien que nous visons partout et toujours et qui permet, en attendant mieux, de juger de tout dans la Politique. »

4) La liberté et l’autorité

Maurras met alors en lumière le couple liberté-autorité. « Qui dit liberté politique réelle, dit autorité. La liberté de tester crée l’autorité du chef de famille. La liberté communale ou provinciale crée le pouvoir réel des autorités sociales qui vivent et résident sur place. La liberté religieuse reconnaît l’autorité des lois spirituelles et de la hiérarchie interne d’une religion. La liberté syndicale et professionnelle consacre l’autorité des disciplines et des règlements à l’intérieur des corporations et compagnies de métier. Ce sont là des faits observables ».

Et les Camelots du Roi peuvent chanter : « Tu n’étais pas un prolétaire, libre artisan des métiers de jadis ».

C’est le souci des libertés concrètes qui fonde chez Maurras la recherche de l’autorité et qui le conduira à poser la formule « l’autorité en haut, les libertés en bas » : « des libertés qui ne s’exercent pas dans l’ordre de l’Etat, ni sur le plan de l’Etat, libertés locales, libertés professionnelles, libertés religieuses, libertés universitaires, très vastes mais qui n’ont pas à empiéter sur le domaine supérieur de l’Etat, lequel doit commander aussi dans son ordre, et, dans ce même ordre, être obéi ».

Ainsi, « lorsque la doctrine libérale met en opposition liberté et autorité, elle oppose des termes qui ne représentent qu’une seule et même chose, en deux états de sa production ».

« Qu’est-ce qu’une liberté ? Un pouvoir. Celui qui ne peut rien du tout, n’est pas libre du tout. Celui qui peut médiocrement est médiocrement libre. Celui qui peut infiniment est aussi libre infiniment. Une des formes du pouvoir, c’est la richesse. Une autre de ces formes, c’est l’influence, c’est la force physique, c’est la force intellectuelle et morale. Su quoi s’exercent diversement ces pouvoirs divers ? Sur des hommes ? Et ce pouvoir, à qui appartient-il ? À des hommes. Quand une humaine liberté se trouve au plus haut point et qu’elle a rencontré d’humains objets auxquels s’appliquer et s’imposer, quel nom prend-elle ? Autorité. Une autorité n’est donc qu’une liberté arrivée à sa perfection. Loin que l’idée d’autorité concrétise l’idée de liberté, elle en est au contraire l’achèvement et le complément ».

Mais ces libertés ne sont pas de valeur égale. La première de toutes est l’indépendance nationale : elle est en effet la condition nécessaire de la liberté des personnes dont elle assure le fondement ; mais elle n’en est pas la condition suffisante car, ainsi que nous le verrons, si l’ordre est nécessaire à l’indépendance nationale, il ne s’agit pas de n’importe quel ordre. C’est sur cette base que Maurras établit une classification des libertés : celles qui secondent l’essor national sont à favoriser, celles qui n’y portent pas atteintes sont à respecter, celles qui risquent de le contrarier sont à surveiller, celles le contredisent directement sont à supprimer.

Comment concilier cependant ces diverses libertés avec l’intérêt général et le pouvoir central qui en est le gardien ? L’empirisme enseigne que « plus les pouvoirs sont divisés, plus le pouvoir doit être énergiquement concentré ; car les libertés naissent de la division des pouvoirs et plus les libertés sont grandes et nombreuses, plus il est nécessaire qu’elles soient défendues, tantôt contre elles-mêmes ou leur réactions réciproques, tantôt contre l’étranger. Dans un grand pays dénué d’une aristocratie bien liée au sol, il n’y a qu’une condition possible à cette défense, c’est celle de la monarchie héréditaire. Elle seule peut garantir les libertés, elle seule peut défendre, diriger, soutenir et continuer la nationalité. Sans elle, plus de liberté : le despotisme de César ou celui des oligarchies irresponsables ». Une des oligarchies que Maurras redoute le plus est celle de l’argent, car en république, régime d’opinion, c’est l’argent qui fait le pouvoir.

5) La République : « la machine à mal faire »

Institutionnalisant le démocratisme doctrinal et passionnel en vue d’une oligarchie réelle, « il convient de définir la République française : une permanente impossibilité de réformes, une conspiration permanente contre le salut public ». Maurras est certainement celui qui a fait la critique la plus dure du régime républicain qu’il a ébranlé par ses coups de boutoir. Il a constamment démontré en quoi la république est un pouvoir faible : étant soumis à l’élection, celui-ci est toujours contesté. La république repose sur le nombre ; or le nombre est mené par des forces occultes, notamment par celle de l’argent. Elle institutionnalise le conflit entre les idées et la compétition entre les personnes ; nul ne fédérant les individualités exacerbées, l’anarchie règne. Au comble de l’anarchie, le besoin d’ordre donne le pouvoir à un autocrate qui, né de compétitions doit, pour se maintenir, écraser toute liberté. Ne pouvant fédérer les initiatives, il les étouffe jusqu’à ce que sa chute fasse renaître l’anarchie : la république c’est un jeu de bascule de Démos à César.

Ces critiques s’ordonnent autour de deux grands thèmes : l’antiparlementarisme et antiétatisme.

Le parlementarisme est une institution anglaise qui ne correspond pas à la tradition française : l’évolution du pouvoir a été différente dans ces deux pays. De plus, le parlementarisme exacerbe l’individualisme français au lieu de l’assagir. Rappelons que pour l’école traditionaliste, selon H. Taine par exemple, «  la forme sociale et politique dans laquelle un peuple peut entrer et rester n’est pas livrée à son arbitraire, mais déterminée par son caractère et son passé ».

La critique de l’élection

Le régime républicain et parlementaire donne la direction générale supérieure, le gouvernement et la souveraineté au nombre, s’exprimant par la voie des suffrages. «  Le mal, ce n’est pas le fait d’une élection, c’est le système électif étendu à tout ». En fait, le mal ne vient pas du nombre des votants mais essentiellement de l’objet sur lequel il vote. Or, en république, c’est sur ce qu’il ignore le plus, c’est sur ce qu’il est le plus incapable de diriger, à savoir l’Etat, que le suffrage est le plus consulté.

L’élection cependant ne dégage-t-elle pas l’intérêt général ? Maurras considère qu’elle peut, à la rigueur, exprimer la somme exacte des intérêts particuliers à se présenter. Mais l’intérêt général  ne saurait s’y réduire. Il comporte notamment le souci de l’avenir, l’intérêt de ceux qui naîtront. Les intérêts particuliers sont d’ordres immédiats ; en politique, ils visent le présent. L’intérêt général, au contraire, comporte souvent le sacrifice d’un bien prochain en vue de développements ultérieurs. Dans cette perspective, on comprend que, pour Maurras, une loi juste ne soit pas une loi régulièrement votée mais une loi qui concorde avec son objet et qui convient aux circonstances. On ne la crée pas, on la dégage et on la découvre dans le secret de la nature des lieux, des temps et des Etats.

De plus, l’élection engendre le règne de l’opinion, qui croit gouverner ou du moins déléguer aux députés et aux dictateurs qui naissent de son sein, le pouvoir qu’elle pense posséder. Elle ignore qu’en fait on la dirige et qu’on la fait penser. Aujourd’hui, le règne des sondages accroît la dépendance des gouvernants «  à l’égard d’une opinion sensible à la démagogie et trop souvent manipulée par des groupes idéologiques et des puissances financières. Il conduit nos dirigeants politiques à esquiver de plus en plus leurs responsabilités et paralyse leur action », comme le note Pierre Pujo.

Le règne des partis

Qu’est-ce que le gouvernement de la République ? Le gouvernement des partis ou rien. Qu’est-ce qu’un parti ? Une division. La France est divisée parce que ceux qui la gouvernent, ne sont pas des hommes d’Etat mais des hommes de partis. « Honnêtes, ils songent seulement au bien d’un parti ; malhonnêtes, à remplir leurs poches. Les uns et les autres sont les ennemis de la France. La France n’est pas un parti ». Et Maurras poursuit : «  le mal… est dans le règne des partis. Ce règne tient au régime électif, dont le malheur central est de remplacer l’unité gouvernementale par un système de division et de compétition, de guerre civile légale qui, partout où il a fonctionné, a livré les Etats à l’étranger de l’intérieur pour les ouvrir ensuite à l’ennemi du dehors ».

Faute d’autorité qui fasse converger le service et les fonctions, les institutions électives créent l’incohérence ; faute de trouver un point fixe dans les caprices successifs des électeurs et des élus, elles fondent l’instabilité et l’irresponsabilité. La personne concrète s’efface devant l’individu abstrait et la république assure l’impunité des puissants. La république, c’est finalement…

Le triomphe des oligarchies

La France est en fait gouvernée par une fédération d’oligarchies ou « états confédérés ». Bien avant que la théorie des groupes de pression n’ait été faite par la science politique, Maurras soulignait déjà, dans l’Action française du 27 mai 1927 : « Ces  » Etats « , ces groupes d’intérêts, sont autour du pouvoir, exercent l’influence et, à l’occasion, mobilisent l’autorité comme tous les gouvernements du monde, dès qu’ils sont un peu installés ; la République est dans sa somme, un gouvernement de familles. Quelques milliers de familles y occupent par les assemblées et les administrations, ce que l’on appelle les avenues du Pouvoir. Elles forment ce que l’on peut aussi nommer l’axe de ce pouvoir. Beaucoup de changements se font et se défont, autour de cet axe. Mais lui-même reste, dans l’ensemble, inchangé ». Telle est l’hérédité républicaine.

Cependant, la république, pouvoir faible, est incapable de toute réforme profonde ; loin de pouvoir décentraliser, elle doit au contraire, centraliser pour exister. Ou, lorsqu’elle donne l’impression de décentraliser, comme depuis les lois Defferre de 1981, elle ne fait que remettre les pouvoirs régionaux aux mains des partis qui les monopolisent comme autant de féodalités dépensières.

Né de la doctrine de Rousseau qui détruit toute société intermédiaire entre l’Etat et l’individu, l’Etat omniprésent est l’effet physique et mécanique du gouvernement électif. Rejoignant l’analyse de Tocqueville, Maurras écrit : « pratiquement, étant le seul produit de ses volontés souveraines, ne pouvant tolérer de groupes intermédiaires entre l’individu et lui, cet Etat tient à sa merci les personnes et les biens. Chacun se trouve seul contre l’Etat, expression de tous, et toutes les unités peuvent ainsi être broyées tour à tour par la masse unie et cohérente des autres ».

Or Maurras considère que l’Etat, quand il est bien institué, n’a presque pas affaire aux individus ; c’est sur les sociétés dont il a la charge, sur leurs rapports mutuels, que s’exercent ses principaux attributs.

Sans doute, toute république n’est pas forcément mauvaise.  Nul même n’a été aussi républicain que Maurras : républicain de Martigues et de Provence, tenant des républiques sous le Roi. Il se disait même 36 000 fois républicain, autant qu’il y a de communes en France. Mais sous sa forme étatique, Maurras avait raison de l’affirmer, « oui, la République est le mal, ou, le mal est inévitable en République. Mais ce que nous disons de la Monarchie, c’est qu’elle est la possibilité du bien ».

« Quarante rois ont fait la France. Elle se défait sans Roi… » (La Royale) ; pour défendre l’héritage qui a été pillé, pour restaurer les libertés, la recherche empirique aboutit au nationalisme intégral.

IV – De l’empirisme organisateur au nationalisme intégral

1) Qu’est-ce que le nationalisme ?

Le mot « nation » n’a pas été créé, comme on le croit parfois, par les révolutionnaires de 1792 puisque l’on trouve déjà l’expression « à la gloire de la nation » dans le discours de réception de Bossuet à l’Académie.

Le mot « nationalisme » est beaucoup plus récent. C’est l’Abbé Barruel qui semble l’avoir employé pour la première fois, en 1798, pour stigmatiser la doctrine jacobine. Dans cette conception, la société est le fruit d’un contrat passé  entre des hommes libres et égaux, modifiable à tout moment. La nation, la nation-contrat, est une agglomération volontaire et transitoire d’individus en ayant disposé ainsi par « autodétermination » ; chaque individu adhérant au pacte en vertu de l’idée qu’il s’en fait, la nation est une abstraction. La patrie, également, n’est pas un bien, une propriété, c’est une conquête qu’il faut garantir : elle devient une éthique qui pourra être partagée par les hommes de différents pays (« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous… » Lamartine se reconnaît « concitoyen de toute âme qui pense, la vérité, c’est mon pays »). Cet effort de regroupement permettra aux hommes de constituer une nation nouvelle : telle est l’origine du « principe des nationalités » qui déterminera l’histoire de la politique étrangère du XIXe siècle et qui triomphera au XXe avec le traité de Versailles, les guerres de libération des minorités allemandes par le national-socialisme, le mouvement de décolonisation. Mais la colonisation elle-même fut le fruit d’une conception idéologique d’une République messagère de la Démocratie et des Lumières à laquelle s’opposèrent, à la fin du XIXe siècle, les royalistes et les nationalistes. N’oublions pas non plus l’éclatement de l’Europe en une multitude d’Etats à la chute de l’Empire soviétique.

C’est Barrès qui allait entreprendre de redéfinir le « nationalisme » dans un article du Figaro du 4 juillet 1892, intitulé : «  La querelle des nationalisme et des cosmopolites ». En ce sens, la société est un phénomène naturel. Il faut donc rechercher les lois qui la régissent : c’est sur cette conception que s’appuie la nation-histoire, la nation-héritage.

« Patriotisme convenait à Déroulède car il s’agissait de reprendre la terre, nationalisme convenait à Barrès, et à moi, parce qu’il s’agissait de défendre les hommes, leur œuvre, leur art, leur pensée, leur bien… il faut se reporter à cette époque de 1885-1895-1900 non pour s’excuser, mais pour juger et comprendre le mouvement de défense indispensable. Il ne s’agissait pas de répondre seulement à l’internationalisme, mais aux antinationalismes : dans une Europe où tous les peuples maximisaient, systématisaient, canonisaient leur droit à la vie et la prétention de chacun à tout dominer, une France sans nationalisme eût été et serait gravement menacée ou compromise, parce que démantelée. »

Ainsi, le nationalisme s’affirme avant tout comme un mouvement de défense : défense contre l’étranger, mais aussi défense contre la désagrégation du pays. Mais le nationalisme de Barrès reste sentimental, romantique et républicain ; comme Péguy, il considère que la Révolution fait partie de l’héritage national, et sur le plan des institutions, ses goûts vont à un régime plébiscitaire qui saurait concilier le nationalisme et la démocratie.

Le nationalisme de Maurras est contre-révolutionnaire. Si la France est menacée de dislocation c’est, l’empirisme enseigne, la faute de la république. Prétendre donc être nationaliste et vouloir rester républicain est, aux yeux de Maurras, une contradiction insoutenable. En l’absence de monarchie, gardienne naturelle de la France, le nationalisme doit assurer l’héritage. Mais il n’est qu’une phase transitoire, il n’est qu’une régence, puisque son aboutissement doit être la restauration de l’ordre politique conforme aux intérêts de la France : la monarchie, qui est elle-même le nationalisme intégral.

« Quand nous avons écrit… que la monarchie était le ‘nationalisme intégral », nous avons pris soin de l’expliquer aussitôt en disant que la monarchie correspondait, trait pour trait, à tous les yeux, à tous les besoins, à toutes les tendances, à tous les intérêts moraux, politiques, économiques manifestés par le mouvement nationaliste. »

2) Le nationalisme comme défense d’un héritage

Nous savons que pour Maurras, le dénominateur commun auquel se ramène tout élément de la vie politique, est l’intérêt national. « L’esprit du système peut bien le nier, mais la réalité témoigne avec une éclatante évidence : les classes peuvent être hostiles en apparence, elles sont solidaires au fond ». Un nationalisme subordonne donc les intérêts particuliers à l’intérêt national, non pour les sacrifier mais pour les ordonner. Mais si l’intérêt national est ainsi pris pour but politique, c’est parce qu’il admet que le plus grand intérêt temporel des hommes est le salut de leur nation qui détermine les conditions profondes de leur vie.  Si l’homme est un héritier, le nationalisme est, avant tout, la défense d’un héritage : dans la pensée de Maurras, ce nationalisme ne peut être érigé en absolu, il est tout au contraire tourné vers l’universel.

Les nationalistes ne sont nationalistes que parce qu’ils reconnaissent le fait de la naissance (il y a naître dans nation). L’homme est un héritier ; qu’il le veuille ou non, il appartient à une famille, à une patrie.

« La patrie, écrit Maurras,  on est tenté de la définir : une association  d’intérêts ; mais si le mot d’intérêts porte un sens précieux, celui d’association en détruit l’effet, car  » s’associer  »  est un acte de volonté personnelle, et ce n’est pas par la volonté que nous sommes français. Nous n’avons pas voulu notre nationalité, nous ne l’avons ni délibérée, ni même acceptée. Quelques transfuges la quittent bien : ceux qui restent ne choisissent pas de rester. C’est un  état dont ils s’accommodent et dont, dix milles fois contre une, ils ne songent même pas à cesser de s’accommoder. Une association dure par l’acte continu de la volonté individuelle, mais la patrie dure au contraire par une activité générale, supérieure en valeur, comme en date, à la volonté des personnes. La patrie est une société naturelle, ou ce qui revient au même, historique. Son caractère décisif est la naissance. On ne choisit pas plus sa patrie – la terre de ses pères- que l’on ne choisit son père et sa mère. On naît Français par le hasard de la naissance, comme on peut naître Montmorency ou Bourbon. C’est avant tout un phénomène d’hérédité. »

Et Maurras poursuit : « Une patrie est un syndicat de familles, composé par l’histoire et la géographie ; son organisation exclut le principe de la liberté des individus, de leur égalité, mais elle implique, en revanche, une fraternité réelle, profonde, organique, reconnue par les lois, vérifiée par les mœurs et dont la circonscription des frontières n’est que le signe naturel ». C’est une amitié.

L’homme est façonné par le paysage sur lequel s’ouvrent ses yeux d’enfant. Il baigne dans un milieu dont il reçoit les tares et les qualités. Si un nouveau-né, selon Le Play, est un petit barbare, naître français, cela signifie être le dépositaire d’une tradition millénaire que l’on reçoit en usufruit et que l’on a le devoir de continuer. On hérite avant de transmettre à son tour : l’hérédité qui est le produit de l’histoire, c’est-à-dire, de l’action des ancêtres qui, dans les siècles passés, ont agi, créé, formé.

La nation est ainsi constituée par les morts, les vivants et ceux à naître. Ainsi, le «  nationalisme s’applique… plutôt qu’à la terre des Pères, aux Pères eux-mêmes, à leur sang, à leurs œuvres, à leur héritage moral et spirituel, plus encore que matériel ». Mais cet héritage n’est pas seulement menacé par les armes. En temps de guerre révolutionnaire, ou de mondialisme, les peuples sont avant tout à conquérir de l’intérieur. Le sol peut être inviolé, on vaque à ses occupations – quand on en a, du moins – et pourtant tout est modifié si, en chacun, la tradition est morte, si les citoyens ne savent plus qui ils sont, ni pourquoi ils se battent, s’ils ne détiennent plus la ferveur qui faisait pousser ce cri à Camus : « J’aime mieux ma mère que la justice ». Dans une telle situation, le simple patriotisme est insuffisant car il « s’est toujours dit de la piété envers le sol national, la terre des ancêtres et, par extension naturelle, le territoire historique d’un peuple : cette vertu s’applique en particulier à la défense du territoire contre l’Etranger… mais, si nécessaire que soit le patriotisme, loin de rendre inutile l’existence du nationalisme, il la nécessite et la provoque à la vie… le nationalisme est la sauvegarde due à tous ces trésors qui peuvent être menacés sans qu’une présence étrangère ait passé la frontière, sans que le territoire soit physiquement envahi ».

« Les cités humaines sont soumises à la loi du temps; il faut des siècles de patience pour que naisse une nation, car en politique rien ne se fait sans la durée. Mais elles peuvent aussi disparaître lorsqu’elles ont perdu le sens de la communauté de sentiments liant les individus qui les composent. Le sentiment national varie évidemment de peuple à peuple ; il y a des formes de gouvernement qui le protègent et le fortifient, d’autres qui le relâchent et le dissolvent ». Le mouvement de l’histoire est fait de la force du sentiment national : de lui dépend la survie d’un peuple, à travers l’histoire, voire sa réapparition comme nation libre (prenons l’exemple de la Grèce ou de la Pologne).

Le nationalisme n’est rien d’autre que l’art pour un peuple de lutter contre toutes les forces de désagrégation, contre sa mort. Il faut pour cela que les causes d’amitié, au sein d’un peuple, restent supérieures aux causes d’inimitié et de division, que les forces de dissolution (idéologiques ou/et liées à la finance internationale) ne deviennent pas plus puissantes que l’habitude, rarement interrogée, de vivre ensemble.

« La bonne vie des Etats ne peut consister dans la mise en tas de ressources hétéroclites et d’individus désencadrés. Le bon sens dit qu’il faut un rapprochement organique et un entraînement hiérarchisé de proche en proche, par des groupes d’abord homogènes, puis différant peu à peu les un des autres et se distinguant par degré ; ils s’accordent entre eux sur des points bien déterminés mais pas importants, chaque petite société étant, au contraire, tenue pour originale, libre et maîtresse, disposant de l’essentiel de ses fonctions individuelles au maximum, et à l’optimum de la force, se définissant par des actes, des modalités, des œuvres marquées du sang personnel. Ces actes, ces œuvres, ces produits sont obtenus purs, nets d’une qualité qui n’appartient qu’à eux, au rebours des fabrications en série et en cohue qui naissent de Cosmopolis. Ces collectivités répondent et se composent dans une unité qui n’est point monotone, avec ses arts et ses caractères bien vivants que le mécanisme de l’étatisme dessèche ou mutile. » Dans pareille société, le nationalisme n’a alors plus son emploi et Maurras peut logiquement écrire : «  Le peuple  français est le moins nationaliste de tous les peuples, parce qu’il est, de tous, le plus anciennement achevé, le plus spontanément réuni en corps de nation ».

Ce nationalisme, loin de faire de la nation un absolu, tend uniquement à conserver ce que Péguy appelait « le plus beau royaume qui soit sous le ciel ». Il considère d’ailleurs que tout ce qui affaiblit ou diminue la France, atteint chaque Français dans son particulier, mais aussi le genre humain en tant que corps. Au national, il superpose l’universel.

3) De la nation à l’universel

« Nous ne faisons pas de la nation un Dieu, un absolu métaphysique… nous observons que la nation occupe le sommet de la hiérarchie des idées politiques. De ces fortes réalités, c’est la plus forte, voilà tout ».

Loin de faire de la nation une sorte d’idole, le nationalisme insiste, au contraire, sur son caractère contingent. Sans la volonté patiente et tenace de la dynastie capétienne, il n’y aurait pas eu de nation, car aucun impératif de la géographie ou de la « race » (pour reprendre les critères qui selon Barrès, déterminent la naissance d’une nation –voir Scènes et Doctrine du Nationalisme)- n’en imposait la constitution. Maurras, loin de donner à l’intérêt national ou même à la patrie une valeur absolue et infinie, enseigne au contraire à éviter de donner une telle valeur aux différents principes qu’une bonne politique compose et concilie : «  la décentralisation n’est pas Dieu’, dit-il d’un de ses principes qui lui est le plus cher. Ainsi, le sens du relatif est essentiel à la pensée de Maurras et son nationalisme ne s’y soustrait pas. La nation ‘est pour lui que  «  le plus vaste des cercles communautaires qui soient (au temporel) solides et complets ». Si elle n’échappe pas au relatif, encore est-elle nécessaire car, ainsi que l’écrivait Péguy, tout éternel humain est tenu, est requis de prendre une naissance, une inscription charnelle.

Maurras condamne donc les idéologies totalitaires qui divinisent l’Etat et la nation, érigées en fins dernières, absorbant tous les droits publics et privés, qui regardent l’Etat et la nation comme un système clos se suffisant à lui-même et réclamant un véritable culte supérieur à toute loi : c’est à Antigone, « la petite légitimiste », contre Créon, vrai tyran et donc vrai anarchiste, que Maurras donne raison.

De même Maurras dénonce-t-il l’impérialisme car, d’une part, une nation a le droit de mener une vie propre et, d’autre part, « de ce qu’un peuple impose, doctrine ou méthode à un autre peuple, il ne s’ensuit pas du tout qu’il le rapproche d’une culture plus générale, plus voisine de l’universel. Cela peut arriver. Cela n’arrive pas toujours ».

Certes, «  pas plus que les hommes, les patries ne sont égales ni les nations ». Au sens où « nationalisme » s’oppose à « cosmopolitisme », Maurras fait constamment sentir la hiérarchie des valeurs de civilisation. Le génie national est infiniment précieux parce qu’il correspond aux façons qui sont les plus naturelles et les plus faciles pour l’élever à un type supérieur d’humanité. Etre attaché à son langage, à ses coutumes, aux styles artistiques de chez soi, n’est-ce pas la meilleure façon, la meilleure chance de développer ses aptitudes et de les appliquer  à l’acquisition de dons universels. Sophocle l’Athénien et Sophocle l’universel ne sont pas deux figures contraires qui s’excluent, mais le même personnage. Pour Maurras, au bel instant où elle n’a été qu’elle-même, l’Attique fut le genre humain. Rappelons que le félibrige de Maurras est la racine même de son nationalisme. Celui qui comprend l’attachement de Maurras à la langue et aux autres particularités de sa Provence, la place que tient Mistral parmi ses maîtres, peut saisir le rang éminent mais ordonné qu’il donne à la culture française dans la civilisation universelle. Loin que le nationalisme intellectuel se pose comme un absolu, il se juge lui-même par rapport à l’humanisme : la civilisation française ne vaut que dans la mesure où elle exprime à son tour, dans le monde moderne, la civilisation dont les modèles précédents sont donnés par la tradition gréco-latine. Ainsi Maurras pouvait-il dire : «  Je suis de Martigues et de Provence. Je suis de France. Je suis Romain, je suis humain ».

Maurras regrette d’ailleurs la fâcheuse dégradation de l’unité médiévale. Il y avait jadis une république chrétienne étendue à l’Europe occidentale qui formait une sorte d’unité temporelle. Cette unité a été brisée par Luther. C’est depuis cette rupture que la nation est devenue le dernier cercle social sur lequel l’homme puisse se reposer. Le monde moderne ne retarde donc pas seulement sur  l’Empire romain, mais aussi sur le Moyen-Age, puisqu’il est moins unifié. « Enfin, loin de fusionner et de se fédérer, les grandes nations modernes vivent dans un état croissant d’antagonisme qui suffirait à montrer que l’avenir européen et planétaire appartient à l’idée de la défense des nations, nullement à la concorde cosmopolite », on dirait aujourd’hui à ce faux « village planétaire », qui veut enfermer les peuples libres sous la loi de fer du mondialisme.

Quelles que soient les perspectives, « Nation d’abord ! ». Il faut commencer par consolider notre rempart. « Pour faire place à cet avenir, la France contemporaine n’aura point de trop de toutes ses forces, de leur organisation la plus pratique et la plus vigoureuse » : la monarchie. Et la monarchie, assurant naturellement la défense de la nation, rendra inutile l’état d’esprit nationaliste.

4) La monarchie est le nationalisme intégral

La monarchie n‘est pas chez Maurras affaire de sentiment ou de loyalisme : ceux-ci naissent en revanche de sa nécessité. La monarchie  est l’aboutissement de son enquête historique éclairée par la méthode de l’empirisme organisateur. « Oui ou non, l’institution d’une monarchie traditionnelle, héréditaire, antiparlementaire et décentralisée est-elle de salut public ? » telle est la question que se pose Maurras dans le premier livre de l’Enquête sur la Monarchie.

La monarchie, c’est d’abord une institution. Comme Maurras écrivait dans L’avenir de l’intelligence : « Seule l’institution, durable à l’infini, fait durer le meilleur de nous. Par elle, l’homme s’éternise : son acte bon se continue, se consolide en habitudes qui se renouvellent sans cesse dans les êtres nouveaux qui ouvrent les yeux à la vie ». Le caractère particulier de cette institution est de s’incarner dans la personne du Roi, dans une famille, dans une race royale. Vladimir Volkoff a raison de rappeler que la royauté « se construit sur trois éléments : le pouvoir, l’hérédité et le caractère sacral… la monarchie possède un caractère fonctionnel, la royauté métaphysique ». Le Prince Jean dit également qu’avant de penser à instaurer la monarchie, il faut restaurer la royauté dans l’esprit et le cœur des Français. Pour Maurras, du reste, la mission de l’Action française est de créer un état d’esprit royaliste dans le pays.

Toutefois, Maurras n’est pas partisan de la monarchie en soi, mais d’une monarchie traditionnelle, héréditaire, antiparlementaire et décentralisée. Si l’un des termes vient à manquer, on aura sans doute l’institution royale, mais on n’aura pas renoué le fil rompu de la constitution naturelle de la nation. Le royalisme de Maurras se veut scientifique, conforme à la  « politique naturelle » et aux principes de l’empirisme organisateur. Il se fonde sur les leçons de l’histoire. : « Nous ne croyons pas qu’il y ait deux critères de gouvernement. Nous n’en connaissons qu’un c’est le rendement. Un régime se juge comme l’arbre à ses fruits » (A.F. 17 février 1930). Plus encore que le droit divin, le droit de la monarchie à gouverner est le fruit de son travail séculaire au service du pays.

V – La monarchie

1) Une monarchie traditionnelle et héréditaire

Il faut revenir à la constitution réelle de la France, celle que la nature et l’histoire ont choisie sans demander l’avis français ; il faut rejeter toutes les constitutions artificielles, inventées de toute pièce depuis 1789 par les déracinés. Il faut retrouver la tradition, cette tradition qui est la capitalisation et la transmission des gains collectifs, défalcation faite du passif.

La tradition est d’ailleurs la condition du progrès : l’une commande l’autre. Maurras se plaisait à rappeler : nous sommes hommes de conservation et de progrès. Entendue dans ce sens, la tradition est le contraire du conservatisme : la monarchie traditionnelle réformera. La monarchie d’Hugues Capet à Louis XVI s’est constamment adaptée, transformée selon les besoins et les circonstances, tout en restant fidèle à ses principes de bases. Cette constatation a amené Maurras à refuser de décrire dans le détail le régime monarchique de l’avenir pour se borner à en dégager les lignes de force car ce sont les besoins de la société qui modèleront les institutions de la future France monarchique.

Réformer ne peut être que l’œuvre d’un souverain qui suit attentivement et quotidiennement le travail spontané des forces du pays. La monarchie est mémoire. Certes, les rois passent, mais l’essentiel subsiste : la dynastie. « Une dynastie se continue indéfiniment. Elle est la conscience historique et politique d’une nation. Elle est cette nation, concentrée en une famille. Sans dynastie, point de continuité politique ni historique pour un grand peuple ». Ainsi que le déclarait le Comte de Lur-Saluces dans l’Enquête : « La monarchie c’est un centre fixe. Je ne saurais mieux la comparer qu’à un de ces pivots qui, sans être immobiles demeurent à la même place cependant que le reste de leur appareil évolue. Ce pivot rétabli, l’ancienne évolution régulière et heureuse pourra recommencer ». Tel est d’ailleurs, le sens de « réaction d’abord » et de l’invitation faite par le Comte de Chambord à la France : « Ensemble et quand vous voudrez, nous reprendrons le grand mouvement 1789 ». C’est le retour « à la bifurcation où l’on s’est trompé de chemin,  mais pour reprendre la vraie voir du progrès continu et des développements normaux, non pour revenir en arrière ni retourner vers le passé ».

Si tradition veut dire transmission, tradition et hérédité, comme le constatait Burke, sont deux notions jumelles. Et Taine écrivait que le préjugé héréditaire est une sorte de raison qui s’ignore. Il a pour source une longue accumulation d’expériences. Or, la transmission héréditaire dans la famille, par la famille, est la transmission par excellence. Encore ne s’agit-il pas de l’hérédité physiologique mais de l’hérédité professionnelle qui n’est pas celle des rangs et des dignités.

C’est une supériorité d’ordre institutionnel que la monarchie présente sur la république. Certes, les minorités et les régences forment la plaie des monarchies. Mais on peut atténuer ce défaut par une bonne loi de succession et aussi par le patriotisme, par la raison des citoyens auxquels on demande une fois ou deux par siècle un effort sagement limité à quelques années ? Pour Maurras, les démocrates qui espèrent éviter ce défaut en proclamant la république, ressemblent à Gribouille : « Car proclamer la république, c’est précisément établir à demeure le mal qu’ils voudraient éloigner. C’est ériger en  institution permanente une période de danger et de crise, c’est rendre la minorité perpétuelle en offrant la Régence à l’universelle compétition ! »

2) Le roi serf de la couronne

Si l’hérédité évite avant tout, toute contestation du pouvoir, l’hérédité professionnelle fait que le roi est serf de la couronne.

« Les Français d’autrefois disaient que leurs rois étaient serfs de la couronne et nos pères voulaient sans doute dire par là qu’elle pèse au front plus qu’elle n’y brille ». L’hérédité monarchique assure la meilleure transmission de l’héritage parce qu’elle assure la meilleure éducation. Sans doute, le dauphin aura une aptitude plus ou moins grande à exercer le métier de toi. Physiologiquement, il peut ne pas avoir plus de qualités, plus d’aptitudes qu’un autre, mais nul ne sera aussi bien préparé que lui au métier de roi parce que fils de roi, élevé pour le trône, il lui aura été enseigné que le pouvoir est, en premier lieu, pour lui un devoir.

Dans cette légion de monarques, on trouve tout aussi bien l’Auguste, le Saint, le Pieux, le grand, le Courtois ou l’Affable, le Hardi, le Sage et l’Eloquent, le Victorieux, le Juste, le Bien-Aimé. Mais tous ces géants de la volonté ont témoigné des mêmes qualités : empirisme, patience, ténacité, passion du pré carré, vertus du bien de chez nous, d’un peuple paysan qui laboure et qui herse. Ainsi, pour le duc de Lévis-Mirepoix, «  pendant un millénaire, une même famille a patiemment, inlassablement appelé les autres autour d’elle pour composer, ensemble, dans la variété des origines et des sols, notre groupement national, et dessiner sur la terre, la forme glorieuse de l’hexagone français ». Dès le XVIe siècle, le poète portugais Camoens n’hésitait pas à dire que la France « était le plus beau pays éclairé par le soleil ». Au XVIIIe siècle, la France est la nation la plus riche et la plus peuplée d’Europe. Le territoire est à l’abri des assauts de la soldatesque étrangère. La monarchie populaire a triomphé de l’humeur jalouse et de l’instinct batailleur des grands féodaux. La France est la mère des Arts, des Armes et des lois. Voilà une aventure exceptionnelle car, avec Michel Déon, « on le sait : il est rare qu’une entreprise privée survive à la troisième génération ». Maurras pouvait donc conclure : « Nous enseignons le  droit de la nation a être gouvernée par son chef historique, bien plus que le droit personnel et dynastique de chef, lequel d’ailleurs n’est pas douteux. De ce point de vue, l’autorité se conçoit conformément à ce qu’elle est : une fonction et une charge ».

Mais le roi est aussi le fonctionnaire de l’intelligence. Ses décisions ne sont pas soumises au vote. Le vote, qui exprime des forces qui peuvent être en elles-mêmes pensantes, ne pense pas. Par lui-même il n’est pas une décision, un jugement, un acte cohérent et motivé, tel qu’il l’incarne et le développe une autorité consciente, nominative, responsable. Le roi juge en qualité. Il apprécie les témoignages au lieu de compter les témoins. C’est l’ancienne théorie de Bodin du « roi en ses conseils ». Le roi a intérêt à savoir la vérité afin de rendre justice, car son intérêt personnel se confond avec celui de la nation. Sa responsabilité assure le respect de l’identité de son intérêt et de celui de la nation : « la pire sanction… c’est le régicide ou la déposition ou la chute de la dynastie : encore peut-elle être appliquée le plus iniquement du monde comme, par exemple, à Henri IV ou à Louis XVI. Mais l’idée de cette sanction est assez forte pour élever au-dessus d’elle-même la moyenne des rois. La conservation de leur vie, de leur gloire et de leur héritage se confond, dans la psychologie naturelle des rois avec la conservation de l’Etat ».

« Pour la plupart des hommes du XIXe siècle et d’aujourd’hui encore, absolutisme est synonyme de despotisme, de pouvoir capricieux et illimité. C’est absolument inexact : pouvoir absolu signifie, exactement, pouvoir indépendant ; la monarchie française était absolue dès lors qu’elle ne dépendait d’aucune autre autorité, ni impériale, ni parlementaire, ni populaire : elle ‘en était pas moins limite, tempérée par une foule d’institutions sociales et politiques héréditaires, corporatives, dont les pouvoirs propres, les privilèges (au sens étymologiques : lex privata), l’empêchaient de sortir de son domaine, de sa fonction ».

Toutefois, si la monarchie exclut le despotisme, elle recourt parfois à la dictature.

3) Dictateur et Roi

« Les grandes crises ne se dénouent pas sans dictature. Le dictateur est donc nécessaire. Est-il suffisant ? L’histoire des grandes dictatures montre ce qu’il y a en elles d’heur et de malheur, le service qu’elles rendent, la pente qui les entraîne ».

En temps normal, la royauté rend la dictature superflue, mais « le prince héréditaire, pressé par cet intérêt public dont il est l’organe et la vive représentation, est averti de prendre la dictature quand les circonstances l’exigent et de la déposer lorsqu’elles l’y invitent. S’il se dérobe à ces avertissements naturels, l’expérience l’en châtie et par là même, l’induit à les écouter ».

La dictature est un mode d’exercice de l’autorité royale dans des circonstances exceptionnelles. « La magistrature royale est une chose tellement souple qu’elle ne cesse d’être elle-même lorsqu’elle varie avec le temps et affecte tantôt l’aspect paternel d’une simple présidence de ses Conseil ou des Etats de son peuple, tantôt l’appareil de la dictature directe, tantôt la dictature indirecte au moyen d’un ministre de premier plan ». Étant toujours au service de son peuple, la dictature royale en parant aux dangers, présente en outre cet avantage de renouveler les titres de la monarchie nationale. La dictature peut être  utile, mais en général (selon une formule souvent employée par Maurras) : « Méfiez-vous des dictatures ».

Il y a la dictature courte et collective, quasiment anonyme, qui « ose tout et, pour tout sauver, compromet tout, outre tout, abuse de tout. Elle devient rapidement tout aussi odieuse que la pire licence dans les régimes d’extrême liberté ». Préférables sont déjà les dictatures personnelles et viagères qui « comportent plus de modération, parce qu’elles enferment une responsabilité directe et constante, parce que le souci de l’avenir ne peut pas leur être étranger… cependant, un seul homme, c’est peu. Une vie d’homme, un cœur d’homme, une tête d’homme, tout cela est bien exposé, bien perméable à la balle, au couteau, à la maladie, à maintes aventures ». De toute façon, le pouvoir d’un individu est condamné à périr avec lui. Maurras dénonce violemment le dictateur, l’usurpateur, lorsque celui-ci n’agit que dans son intérêt personnel, tel Napoléon. N’étant pas légitime, l’usurpateur est dépendant : il est l’otage d’un parti, d’une classe, il ne représente jamais la nation. L’empire a été un gouvernement d’opinion, démocratique, plébiscitaire, électif. Le pouvoir, issu du plébiscite, restera toujours dans la dépendance des passions populaires, souvent entretenues ou renouvelées par la guerre : Napoléon Ier tombe à Waterloo, Napoléon III à Sedan.

La faiblesse majeure des dictatures tient en effet à leur dépendance à l’égard de leur opinion. Ces régimes doivent tout, ou presque, à la popularité. En ce sens, ils ressemblent aux régimes parlementaires même si ces derniers s’expriment différemment ; « tantôt la démocratie nomme des représentants qui font un parlement. Tantôt elle n’en nomme qu’un qui fait un césarisme ».

La mystique contre la raison : tel est le propre de ces dictatures qui dépendent d’abord de l’enthousiasme. Elles cherchent à créer une mystique, un fanatisme qui est un état anormal de la société. «  Le parti hitlérien a su organiser autour de ses dieux tout un ensemble de musiques dont s’enivre l’Allemagne. Sans les chants des sections d’assaut, que serait l’hitlérisme » demandait Bainville ? Ce romantisme tellurique est aussi étranger que possible à l’esprit des Français. Il n’en reste pas moins que les peuples fanatisés sont des peuples dangereux.

Lorsque l’enthousiasme cesse, les points d’appui de la dictature démocratique ne peuvent être que le parti et l’étatisme, ou la recherche éperdue de la gloire.

Hitler comme Mussolini se sont appuyés sur un parti qui, comme tous les partis, ne pouvait faire prévaloir ses volontés et ses intérêts particuliers. Le dictateur n’est alors qu’un chef de bande, et non un homme d’Etat au service de la nation.

L’aventure contre la paix est le plus grave des dangers que les dictateurs peuvent faire naître. Elle est en quelque sorte consubstantielle au césarisme démocratique, comme la démagogie l’est au parlementarisme : l’un a besoin de l’élection, l’autre de la popularité et de la gloire. La légitimité des dictatures est liée à leur succès ; elles doivent sans cesse manifester leur force pour êtres craintes et obéies : la tentation de l’aventure est permanente. Ici encore, rien de plus étranger au nationalisme d’Action Française qui est purement défensif en vue de conserver la paix à l’intérieur comme à l’extérieur.

Seul le Roi peut réellement l’assurer car « la seule forme rationnelle et sensée de l’autorité est celle qui repose dans une famille… c’est un pouvoir tellement naturel que, comportant la dictature et la détenant de façon virtuelle, le chef qui l’exerce ne s’appelle plus dictateur : il est roi (comprenons bien le mot : rex, directeur et conducteur, fonctionnaire de l’intelligence) ».

Comment alors restaurer la Monarchie ?

4) Une monarchie antiparlementaire et décentralisée

Historiquement, le parlementarisme, sous sa forme aristocratique d’abord, bourgeoisie ensuite, a toujours été l’adversaire du pouvoir royal. Il a suscité frondes et révolutions. Vouloir concilier l’institution parlementaire et le régime monarchique est donc, dans un pays comme la France, une entreprise d’avance vouée à l’échec.

« Même corrigé par un prince, le parlementarisme apparaîtra toujours comme le régime de la compétition des partis, sinon de la guerre civile. Il signifiera l’oppression des minorités. Les chefs du parlementarisme ne représenteront jamais que des partis, des coteries, des rivalités personnelles, des querelles de clans. » La monarchie est donc le contraire du parlementarisme qui suppose des partis. Les partis divisent, la monarchie unit : elle ne connaît ni droite, ni gauche. Elle ne connaît que des Français ? « Le roi de France ne peut être le roi d’un parti. Il est l’ennemi des factions. » Le royalisme n’existe, comme il doit exister, qu’à l’état d’opinion, de mouvement : il ne saurait, lui-même, être un parti.

Mais alors, comment assurer la représentation des intérêts particuliers ? Cette représentation sera celle du peuple « en ses Etats », qui y défendra ses intérêts locaux et professionnels. Ainsi, antiparlementarisme et décentralisation sont indissolublement liés dans la formule maurrassienne : l’autorité en haut, les républiques en bas. La monarchie est décentralisatrice, le pouvoir royal est, par essence, fédératif.

« Il faut bien le remarquer, la durée de l’ancien régime était due à la décentralisation : la féodalité, les communes ensuite, puis les corporations religieuses, ouvrières et autres, les universités, les parlements étaient autant d’organisme qui s’interposaient entre le pouvoir central et l’individu et prenaient leur part de responsabilité et de liberté ».

Régime faible, la république a été conduite, afin d’asseoir son autorité, à détruire les provinces et les corps intermédiaires. Seul un roi, un pouvoir stable et héréditaire, peut répondre de l’unité de la patrie. La monarchie, pouvoir fort, mais limité au bien commun, pourra et devra décentraliser. C’est d’ailleurs un besoin naturel car la France étouffe dans la main de l’Etat. Mais il ne suffit pas d’une décentralisation territoriale, il faut également une décentralisation professionnelle.

« L’ordre militaire excepté, tous les degrés de tous les ordres de la hiérarchie politique, administrative, juridique et civile doivent être décentralisés, c’est-à-dire comporter une certaine somme de liberté (par rapport au pouvoir), d’autorité (par rapport au public) et de responsabilité (par rapport à l’un et à l’autre). Les organes divers et de création plus ou moins spontanée qui s’échelonneront entre le pouvoir central et les individus devront fonctionner sous une surveillance plutôt que sous une direction et donner la mesure de leur utilité et de leur activité bienfaisante, bien plus par les résultats produits que par leur docilité et leur aveugle soumissions aux circulaires venues d’en haut. J’estime, pour ma part, que c’est dans cette juste répartition des responsabilités qu’il faut chercher la solution du problème de l’alliance, de l’autorité et de la liberté. »

La création de ces nouveaux organes ne devra pas résulter de l’improvisation d’un décret, mais doit être l’œuvre des forces vives du pays rendues à leur liberté d’agir de telle sorte que la fonction en vienne d’elle-même à créer l’organe.

Pour sauver le Français de l’état d’isolement auquel l’a réduit l’individualisme révolutionnaire, il faut mettre à sa disposition une force puissante : l’association. « Plus on donnera aux associations de libertés et, par conséquent, de pouvoir, plus l’initiative de chaque citoyen aura sa chance de se développer et de s’aiguiser. » La remarque est du Comte de Chambord.

La décentralisation organise ainsi autour du pouvoir royal, une représentation réelle, vivante, parce que ce ne seront point des individus abstraits qui seront représentés, mais des hommes situés dans leur réalité ; elle crée, également, les contrepoids nécessaires à l’autorité centrale. Le roi est alors le chef des républiques, le fédérateur des intérêts particuliers dans le bien commun.

Cette théorie du nationalisme intégral reste cependant jusqu’au bout empreinte d’une certaine relativité : « N’étant pas les charlatans de la Monarchie, comme il y a des charlatans de la Démocratie, nous n’avons enseigné que la Monarchie  détourne par sa seule présence les maux dont la guerre civile ou la guerre étrangère, les épidémies physiques ou les pestes morales peuvent menacer les nations. Ce que nous disons, c’est que, dans les pays qui sont faits comme la France, la Monarchie héréditaire réunit non les meilleures, mais les seules conditions de défense contre ces fléaux. »

5) Un complot à ciel ouvert

Sans doute, tout mouvement de contestation aussi radicale du régime démocratique et républicain ne peut-il que vouloir le renverser « par tous les moyens, mêmes légaux ».

« L’Action Française a toujours dit que le gouvernement existant serait très probablement renversé – comme la plupart des gouvernements qui l’ont précédé – par la force. L’Action Française a toujours dit que la préparation de l’organisation de ce coup de force, comme la constitution et la diffusion de l’état d’esprit qui doit permettre au coup de force de réussir, étaient des éléments essentiels et nécessaires de son programme. Elle en a toujours hautement revendiqué la responsabilité. C’est dans la plénitude des droits et des devoirs qu’un état d’anarchie à peine voilé nous confère que, citoyens français, nous travaillons à jeter à bas la fiction légale et constitutionnelle qui s’oppose à l’ordre, à la loi et au Roi » (A.F. le 2 décembre 1909).

Tout adhérent à la ligue d’Action française s’engage « à combattre le régime républicain. La République en France est le règne de l’étranger. L’esprit républicain désorganise la défense nationale et favorise les influences religieuses directement hostiles au catholicisme traditionnel. Il faut rendre à la France un régime qui soit français. »

CONCLUSION

 Le désespoir en politique est une sottise absolue

Ainsi, la théorie du nationalisme intégral présente une vue globale de la politique. La doctrine maurassienne débouche sur un humanisme radicalement différent de celui des idéologies libérales ou socialistes, pour ne prendre en considération que l’homme situé dans son milieu naturel. Certes, Maurras n’a pensé la solution monarchique que dans le cadre français, puisque c’est dans la nature du peuple qu’il faut chercher et découvrir sa constitution ; mais les principes de politique naturelle et la méthode de l’empirisme organisateur ont une portée universelle.

Nous avons, délibérément, écarté toutes les implications politiques de cette doctrine pour mettre l’accent sur sa logique profonde car Maurras se range parmi les théoriciens qui font de la politique une  science.

Certes, « rien n’est fait aujourd’hui », mais si  « rien n’est fait aujourd’hui, tout sera fait demain ! Il ne reste plus au Français conscient que d’agir pour que sa volonté soit faite et non une autre : non celle de l’oligarchie, non celle de l’étranger. Reste le rude effort d’action pratique et réelle, celui qui a voulu maintenir en fait une France, lui garder son bien, la sauver de son mal, résoudre au passage ses crises ; c’est un service trop ancien et trop fier de lui-même pour que l’œuvre amorcée en soit interrompue ni ralentie.»