You are currently viewing Nos maîtres, C. Maurras et P. Boutang

Nos maîtres, C. Maurras et P. Boutang

Bibliographie commentée de Charles Maurras

En général les œuvres de Maurras sont des recueils d’articles, plusieurs fois retouchés. De plus, elles sont généralement inscrites dans le contexte où elles ont été écrites : c’est leur originalité, leur atout, et leur difficulté.

I – Les livres, articles et recueils

Il est bon de commencer par Mes idées politiques (1937), opus major qui rassemble l’essentiel de la théorie politique de Maurras; le chapitre « La Politique Naturelle» se trouve aussi dans le tome II des Œuvres Capitales. Il faut ajouter Dictateur et Roi (1899) et le Discours préliminaire à l’Enquête sur la monarchie (1924) pour avoir une vue d’ensemble, et comprendre aussi l’élaboration progressive de cette pensée. Les deux brochures sur Libéralisme et libertés et L’ordre et le désordre sont extrêmement utiles et d’un accès plus facile. Se présentent ensuite deux grosses pièces: l’Enquête sur la monarchie et Kiel et Tanger (1913) : cette lecture appelle un travail, dans la mesure où ces textes sont très référencés. De nombreux noms, de nombreux événements ne vous diront rien ou très peu (ex: le renvoi de Delcassé, etc.) mais le livre demeure majeur car Kiel et Tanger contient et précède Bainville sur la politique étrangère. Du reste, le président Georges Pompidou n’hésita pas à le citer en 1972 devant les étudiants de Sciences Po… On trouvera la pensée fondamentale de Maurras sur la décentralisation, la politique provençale etc. dans L’Etang de Berre (1915), dans les articles « Régionalisme » et « Provence» du Dictionnaire politique et critique, et dans Jarres de Biot (plus rare, 1951). Ces lectures sont particulièrement recommandables à ceux qui recherchent des arguments contre le jacobinisme et l’eurorégionalisme. Sur l’influence de la pensée allemande en France, la définition de la politique nationale, l’analyse de la mentalité démocratique et humanitaire, on lira avec profit Quand les Français ne s’aimaient pas (1916), ouvrage trop négligé. La critique de la démocratie-religion se trouve dans La Démocratie Religieuse (1921) qui réunit Le Dilemme de Marc Sangnier, où Maurras montre son génie de dialecticien et de débatteur avec l’un des principaux démocrates chrétiens du siècle, La Politique Religieuse et LAction française et la religion catholique. Les débats sont souvent périmés, mais il faut là encore y retrouver la problématique fondamentale, comme l’articulation entre la religion et la politique. Pour ceux qui ont des doutes sur l’utilisation politique de l’Eglise par Maurras, cet ouvrage est évidemment indispensable. Le Dictionnaire politique et critique, pour être un outil très utile, ne saurait dispenser de la lecture des livres qui précèdent. Constitué par Pierre Chardon et non par Maurras, il s’agit d’un compendium d’une très grande richesse (politique, littérature, histoire). Une immersion dans la collection de l’Action française, à nos locaux, n’est pas seulement dépaysante, mais très instructive.

Chez Maurras, politique et littérature sont profondément liées (unité du langage, enracinement dans l’être, rapport au monde). J’invite nos lecteurs à dévorer les Quatre nuits de Provence (1930), texte d’une grande profondeur poétique et philosophique, qui fournit le versant autobiographique et anthropologique de la politique maurrassienne. Sur l’Humanisme de Maurras, il faut lire Le Conseil de Dante (1923), l’un des plus grands textes écrits en français sur « L’Altissime », et les chapitres « grecs » des Vergers sur la mer. A côté de cela, Le Chemin de Paradis (1895), Anthinéa (1901) et l’ensemble des Vergers sur la mer fournissent les trois pièces essentielles de la romanité, de l’hellénisme et de la francité de Maurras, dans une langue constamment étonnante. Ajoutons également les Lettres des Jeux olympiques (Garnier-Flammarion, 2004)), écrites en 1896 (Maurras les a publiées remaniées dans Anthinéa) qui donnent un éclairage culturel et politique sur le jeune Maurras, sensible à la perte d’influence de la France. Les souvenirs, la célébration de la beauté (paysages et monuments) consacrent la philosophie politique maurrassienne. Certaines pages sont véritablement anthologiques dans la littérature française, comme « l’Acropole » dans Anthinéa. La Provence maurrassienne vous conduira de Martigues à Arles, Avignon, jusqu’aux portes de Marseille : L’Etang de Berre, Marseille en Provence, Quatre nuits de Provence, La Montagne provençale, Originaux de ma Provence, Le long du Rhône et de la mer, Mon jardin qui s’est souvenu, etc. (les quatre derniers sont difficiles à trouver). Notre Provence (1933) a été écrit en collaboration avec Léon Daudet et contient des pages magnifiques sur l’attachement à la patrie.

La métaphysique de Maurras se trouve principalement dans ses poèmes (La Musique Intérieure, La Balance Intérieure, Au-devant de la nuit, A mes vieux oliviers), mais également dans les œuvres en prose ; lisez absolument « Antigone Vierge-Mère de l’Ordre », réédité dans Réaction (n° 13, 1994). La préface au Bienheureux Saint Pie X est très utile pour connaître le rapport de Maurras avec le catholicisme. La critique du romantisme peut être abordée dans un premier temps dans les Trois idées politiques (1898), texte court et incisif où l’impact de Chateaubriand et Michelet sont remis en cause, et où Sainte-Beuve prend un nouveau visage. Ensuite, on pourra bien s’amuser tout en approfondissant la critique maurrassienne du romantisme en lisant les délicieux Amants de Venise (1902), où sont retracées les amours épiques et bouffonnes de George Sand et d’Alfred de Musset. Romantisme et Révolution (1922) regroupe plusieurs opuscules, dont l’un, Le Romantisme féminin, est exquis. Cependant, on prendra soin de voir dans cette critique du romantisme son vrai sens, car il ne s’agit pas ici d’une critique littéraire neutre, mais d’une critique morale et philosophique aussi impérieuse que du Nietzsche ou du Kierkegaard. La critique littéraire de Maurras est réunie dans Barbarie et Poésie (1922), L’Allée des philosophes (1923), Poésie et Vérité (1944), Maîtres et témoins de ma vie d’esprit (1953), mais des perles et diamants attendent d’être ressortis des journaux de l’autre siècle. Ecriture ingénieuse ou splendide, jugements parfois contradictoires et que l’on peut discuter avec la liberté même dont usa Maurras pour donner des coups de griffes ou de tendres caresses aux écrivains. La critique historique de Maurras est aussi un aspect important de son combat: L’Avenir de l’Intelligence (1905), La Bagarre de Fustel, Jeanne d’Arc, Louis XIV et Napoléon, « Les Monod peints par eux-mêmes » (dans Au signe de Flore, 1932), Devant l’Allemagne éternelle (1937). Le premier est un des plus grands textes de Maurras. On retrouvera une sélection de toute cette œuvre dans les Œuvres Capitales, chez Flammarion (1954), en quatre volumes. Pourtant, je vous conseille de lire en premier lieu les premières éditions: l’élagage et les choix de Maurras et Massis, pour ce gros recueil, me paraissant parfois contestables.

 II – A propos de Maurras

La critique historique domine largement la bibliographie maurrassienne. Pour les débutants, conseillons La Vie de Maurras d’Yves Chiron (Perrin, puis Godefroy de Bouillon) et surtout Charles Maurras, le chaos et l’ordre de Stéphane Giocanti (Flammarion, 2006), sans oublier le Cahier de l’Herne consacré à Maurras (sous la direction de Stéphane Giocanti et d’Axel Tisserand). Les Abeilles de Delphes (t.I) de Pierre Boutang fournissent une belle introduction à Maurras (chap : « Autour du vieux de la Mer  »). Parmi les monographies, nous conseillons la belle réflexion d’Albert Thibaudet sur Les idées de Charles Maurras (1920), le classique Maurras et notre temps d’Henri Massis (1951) et l’astucieux Maurras de Pol Vandromme (1991). La description de la pensée de Maurras par François Huguenin (A l’école de l’Action française, 1999) est utile et riche de suggestions critiques sur lesquelles on pourra gloser : sa réédition en 2013 sous le titre L’Action française révèle malheureusement une prise de distance très politiquement correcte de son auteur. Un commentaire scrupuleux des idées maurrassiennes peut être trouvé dans le très précieux livre de Marie de Roux, Charles Maurras et le nationalisme de l’Action française (1927). Le Charles Maurras et son Action française (1966) de Jean de Fabrègues donne un point de vue catholique sincère et loyal, où les critiques sont toujours formulées avec les égards que nous aimons. Pour approfondir, on lira d’abord Maurras, la destinée et l’œuvre, par le dernier grand interlocuteur de Maurras : P. Boutang. Une culture philosophique et politique est nécessaire pour entrer dans ce grand œuvre, qui reconstitue l’évolution politique, métaphysique et poétique de Maurras avec une précision inégalée (Boutang était l’un des seuls à avoir lu tout Maurras). Aux origines de l’Action française, de Victor Nguyen (1991) replace Maurras dans les milieux intellectuels, sociaux et politiques, de l’enfance à l’Affaire Dreyfus. Cet ouvrage est fondamental pour quiconque cherche à acquérir une culture politique et historique suffisante, parce qu’il s’agit d’un panorama de la pensée française de la fin du XIXe siècle (préfacé par P. Chaunu). Sur un aspect partiel, mais essentiel de Maurras, on peut lire le Charles Maurras félibre de S. Giocanti (1995). On trouve également aux États-Unis  quelques thèses littéraires consacrées à ce grand écrivain que fut Maurras, par exemple sur la question du baroque et du classicisme.

Sur un aspect plus secondaire et plus controversé, celui de l’antisémitisme d’État, les pages de Pierre-André Taguieff dans La couleur et le sang sont les plus précises et mesurées. Les œuvres de Léon Daudet sont farcies de pages sur la personnalité, le génie, la drôlerie, la profondeur, etc. de Maurras (Ecrivains et artistes, tome VI ; La Recherche du Beau, 1932). De vivants portraits ont été brossés par Robert Brasillach (Notre avant-guerre) et Michel Déon (Mes arches de Noé). Deux admirables conférences de Thibon sur Maurras ont été publiées par les Cahiers Charles Maurras. Sur les rapports entre Maurras et Barrès, rien ne vaut leur correspondance (La République et le Roi, 1971), très intelligemment préfacée par Guy Dupré. Cher Maître (1995), publié par Jean-Pierre Deschodt et Jacques et Nicole Maurras, offre un éventail impressionnant de lettres adressées à Maurras. La publication de la correspondance entre Maurras et son premier maître et ami, l’abbé Penon, sous le titre Dieu et le Roi (2007), permet de restituer Maurras dans sa quête spirituelle, loin du portrait de l’agnostique insensible. La collection des Etudes maurrassiennes (dirigées par feu Victor Nguyen) et celle des Cahiers Charles Maurras (années 1968-1984) sont très utiles, riches en documents inédits et analyses de problèmes passionnants.

Par ailleurs, la publication, autour notamment de Michel Leymarie, des actes des trois colloques organisés sur « L’Action française : culture, société, politique » permet de mieux connaître l’influence de la ligue dans la société française : tel est l’objet du tome I (publié aux Presses universitaires du Septentrion en 2008). Le tome II, publié sous le titre Charles Maurras et l’étranger. L’étranger et Charles Maurras (chez Peter Lang en 2009), permet quant  lui d’expliciter les relations du doctrinaire avec ses interlocuteurs étrangers ainsi que la réception et les usages du maurrassisme hors de France. Le dernier tome (L’Action française – Culture, société, politique (III) chez Septentrion en 2010) est plus spécifiquement consacré au maurrassisme et à la culture, aux liens entre politique, philosophie et esthétique du fait qu’à l’Action française le projet culturel est central.

N’oublions pas pour finir l’ouvrage collectif Entre la vieille Europe et la seule France consacré aux thèses de Maurras sur les relations internationales et les problèmes de défense,  publié sous la direction de Georges-Henri Soutou et Martin Motte (Economica, 2010)


Bibliographie commentée de Pierre Boutang

Albert Thibaudet disait de Maurras qu’il était un continent : on pourrait en dire de même de son disciple Pierre Boutang (1916-1998), philosophe, essayiste, critique, poète, romancier, traducteur, diariste (son journal inédit fait quelque 5 000 pages) et pamphlétaire. Il fut également journaliste, notamment à L’Action Française avant et durant la Deuxième guerre mondiale, à Aspects de la France, de la fondation du journal en 1947 jusqu’à son départ en 1954,  et à La Nation Française, qu’il fonda en 1955. L’hebdomadaire cessa de paraître en 1967.

I – Œuvres de Pierre Boutang

Philosophie politique et métaphysique

Pour aborder l’œuvre de Pierre Boutang, auteur réputé difficile, le mieux, surtout pour un royaliste qui s’intéresse de prime abord à la philosophie politique, est de lire Reprendre le pouvoir (Sagittaire,  1978), où Boutang réactualise et approfondit son approche de la notion de pouvoir et sa conception de la monarchie, notamment à partir d’un long article, intitulé « Court traité du pouvoir légitime à l’usage des Français d’aujourd’hui » (p. 75-112), publié dans l’ouvrage collectif Ecrits pour une Renaissance par le Groupe de la Nation Française (Plon, 1958), qui rassemblait les signatures de Pierre Andreu, Philippe Ariès, Pierre Boutang, Étienne Bordagain, Jean Brune, François Léger, Jules Monnerot et Gustave Thibon. Reprendre le pouvoir est essentiel sur la notion de légitimité, concept-clef de la philosophie politique de Pierre Boutang. On devra évidemment poursuivre par la lecture de son maître-livre sur Maurras, la destinée et l’œuvre (Plon, 1984, La Différence, 1993) : ou la rencontre des deux plus grands philosophes politiques français du XXe siècle. Car avant d’être une biographie de Maurras, il s’agit d’une lecture du maître par un cadet de même envergure.

Il ne sera évidemment pas inutile de lire La Politique considérée comme souci (Froissart, 1948, Provinciales, 2014), premier traité de philosophie politique écrit dans le contexte existentialiste de l’immédiat après-guerre – il n’écrivit jamais le second tome pourtant annoncé. On y suit Boutang dans sa découverte du souci politique par la notion paternelle d’autorité. Il y  écrit également des pages définitives sur  ce paradoxe inhérent à la condition humaine : le fait pour l’homme de devoir vivre comme un  « engagement nécessaire et absolu » « cet événement contingent et relatif », qu’est celui d’être né « dans une communauté qu’il n’a pas choisie », paradoxe qui récuse l’internationalisme et fonde le nationalisme, sans faire de ce dernier le dernier mot de l’aventure humaine. Il conviendra enfin de lire La Fontaine politique (Albin Michel, 1981), avec une admirable préface de Maurras, écrite …trente ans avant l’ouvrage. C’est à travers notre « Homère français » une véritable leçon de philosophie politique qui nous emporte du côté du philosophe italien Giambattista Vico. Cet ouvrage sera complété en 1995 par un La Fontaine. Les fables ou la langue des dieux (Hachette), plus philosophique.

Pour aborder le Boutang philosophe et métaphysicien, le mieux est de commencer par son dialogue avec George Steiner, paru sous le titre Dialogues. Sur le mythe d’Antigone. Sur le sacrifice d’Abraham (J.-C. Lattès, 1994) et de poursuivre par ses traductions commentées de l’Apologie de Socrate (R. Wittmann, 1946) et du Banquet de Platon (Hermann, 1972) qui, tout en jetant un regard nouveau sur ces deux textes fondamentaux de la philosophie classique, permettent de se familiariser avec le souci métaphysique de Pierre Boutang. Sa préface aux Possédés de Dostoïevski (Le Livre de Poche, 1967) comme son texte sur Le Suicide de Stravroguine dans le Cahier de l’Herne consacré à ce même Dostoïevski, en 1974, peuvent être considérés également comme des introductions à l’œuvre philosophique de Boutang – Dostoïevski est un auteur qui ne le quitta jamais. Enfin, faisons une place à Gabriel Marcel [autre maître de P.B.] interrogé par Pierre Boutang, (Paris, J.-M. Place Éditeur-1977).

Pour les plus versés en philosophie, il conviendra alors de lire, par ordre croissant de difficulté, Le Temps, opuscule (Hatier, 1993) à destination des étudiants, puis Apocalypse du désir (Grasset, 1979, CERF, 2009 avec une préface de Stéphane Giocanti), où, après avoir démasqué les effets mortifères des Lumières, de la psychanalyse  et des « machines désirantes » de Deleuze, Boutang vise à restaurer en philosophie la légitimité du libre-arbitre chrétien. Enfin, on ne saurait oublier L’Ontologie du secret, la thèse magistrale de Boutang. Ouvrage certes difficile,  mais dont George Steiner a dit qu’il était un « des maîtres-textes métaphysiques de notre siècle » (PUF, 1973, collection Quadrige,2009 avec une préface de Jean-François Mattéi). Dans Arsenal n°9 de janvier 1974, Gérard Leclerc en a donné une excellente introduction (pp.31-35)

Critique et romans

L’œuvre critique n’est pas toujours séparable de l’œuvre philosophique, comme nous l’avons vu à propos de ses écrits sur Dostoïevski ou La Fontaine. Du reste, Boutang a toujours refusé de cloisonner par des murs étanches les différents domaines de l’esprit : ses livres portent la marque de ce refus comme ses cours en témoignaient.

L’œuvre critique, entamée  par un Commentaire sur 49 dizains de La Délie de Maurice Scève (1500-1562), poète de la Renaissance (Gallimard, 1953), se poursuit par des dizaines d’articles, surtout dans Aspects, regroupés par Stéphane Giocanti en deux volumes : Les Abeilles de Delphes, Essais I (Éditions des Syrtes, 1999) et La Source sacrée – Les Abeilles de Delphes II (Éditions du Rocher, 2003). Elle passe par une étude sur La Satire Ménippée (in Tableau de la littérature française, Gallimard, 1963), avant de se déployer dans une théorie de L’Art poétique (Table ronde, 1988) où traduire, c’est « réincarner » ailleurs, c’est-à-dire dans une autre langue, le poème original, avec un privilège du français en raison notamment de « la coïncidence d’une haute perfection logique avec l’usage d’une matière sonore foncièrement poétique par l’abondance des diphtongues » : Boutang en donne une riche illustration dans une longue anthologie traduite par ses soins, où il fait preuve de son sens poétique, qui apparaissait également dans certaines de ses œuvres philosophiques (Cf le long poème Oraison pour une fin d’été dans Apocalypse du désir, pp.240-246). Outre Dostoïevski et Poe dont il traduit Rational of Verse (Logique de la poésie) dans son Art poétique, (il traduira également L’Auberge volante de Chesterton, L’Âge d’Homme, 1990) Boutang ne cessera de revisiter William Blake (1757-1827), métaphysicien anglais, « hérétique originel », tour à tour peintre, lithographe et poète (William Blake, L’Herne, 1970 ; la traduction et la présentation de Chansons et mythes, Orphée, La Différence, 1989 et, en 1990, William Blake, manichéen et visionnaire, La Différence, 1990). Il s’intéressera également à la poétesse métaphysicienne Karin Pozzi (1882-1934), auteur notamment de six poèmes publiés en 1935 (Mesures) et d’un essai philosophique inachevé (Peau d’âme) (Karin Pozzi et la quête de l’immortalité, La Différence, 1991).

Pierre Boutang a également écrit quatre romans (tous réédités à La Différence en 1991) plus ou moins autobiographiques, dont la facture originale peut dérouter le lecteur plus habitué au roman psychologique. Le premier, La Maison un dimanche, publié en 1947 (La Table ronde), est le récit polyphonique d’une faute – la culpabilité d’un fils qui a vu le corps de la maîtresse occasionnelle de son père : « C’était douloureux, injustifiable comme la première fois où j’avais été en présence d’un mort. Cela atteignait le regard même, cela corrompait à la source, à l’origine » – et du retour sur le lieu de la faute dans l’espoir manqué – et réussi – d’en briser la fatalité. Le deuxième, Quand le Furet s’endort (La Table ronde, 1949) décline une même fable, celle du furet, d’abord dans le contexte historique de la Deuxième guerre mondiale, en Afrique du Nord – c’est la part la plus immédiatement politique du roman, qui aborde notamment la figure du général de Gaulle dans le jeu des alliés, et la façon dont elle pouvait être reçue par de jeunes officiers de l’armée d’Afrique, dont faisait partie PB –, puis au travers du « roman d’un frère qui veut se servir de sa sœur comme d’un furet et qui s’y trouve pris » sur l’île mythique, retrouvée, de la Djerba odysséenne. Comme l’écrit Boutang à propos de la figure politique et philosophique du furet, « le furet, c’est le moyen vivant, et l’instinct qui se peut retourner, en s’accomplissant, contre celui qui prétendait l’arrêter en un certain point. » Le troisième roman, Le Secret de René Dorlinde, dont la première partie, Chez madame Dorlinde, fut écrite en 1947 et publiée à La Table ronde, et l’ensemble en 1958 chez Fasquelle, est l’histoire d’un homme de l’après-guerre, René Dorlinde, mort le 21 septembre 1999 [21  septembre : jour « anniversaire » de Boutang, né le 20, déclaré le 21 par son père : il mourra fin juin 1998], et qui s’est mis au service de la révolution, dans un temps, « où la créature est toujours plus aliénée à soi et à Dieu ». Quant au Purgatoire (Sagittaire, 1976, La Différence, 1991), dont le titre et la démarche – en chants – sont évidemment inspirés de Dante, on y retrouve René Dorlinde, une des trois facettes de l’auteur avec Montalte et Ruo. Il est difficile de présenter ce dernier roman dont il serait vain de nier l’extrême difficulté du style – Boutang y exploite toute l’épaisseur de sa connaissance du français –, et dans lequel, le deuxième personnage, Montalte, précipité au Purgatoire, revit les instants de sa vie où il fut confronté aux 7 péchés capitaux. La part autobiographique du roman est certaine.

Les pamphlets

Boutang est également l’auteur de quatre pamphlets, dont trois lui ont été plus précisément dictés par les nécessités historiques. Ce n’est pas exactement le cas du premier, Sartre est-il un possédé ?, paru en 1946 à La Table ronde, avec un texte de Bernard Pingaud (Un Univers figé) qui disparaîtra de l’édition de 1947. « Possédé » est à entendre au sens dostoïevskien de « démon » : il s’agit d’une diatribe aussi violente qu’approfondie du nihilisme existentialiste sartrien. La République de Joinovici (Amiot-Dumont, 1948), qui porte encore la trace de l’antisémitisme d’État maurrassien, contient des pages d’anthologie sur la France politique au sortir de la guerre et les conséquences de l’Épuration, dont Boutang a été une des nombreuses victimes. Le texte développe un premier article paru dans La dernière Lanterne, revue éphémère publiée par PB et Antoine Blondin. Joinovici, personnage peu ragoûtant – profiteur de la Collaboration, de la Résistance et de la Libération – devient sous la plume de PB l’incarnation de la IVe République. La Terreur en question (Fasquelle, 1958) – on passera à côté de l’essentiel si on ignore qu’un des sens de « question » est  « torture » – est une longue lettre de PB à son maître Gabriel Marcel qui s’était laissé aller à signer une pétition d’intellectuels dénonçant l’emploi de la torture par l’armée en Algérie (Affaire Alleg). Boutang n’y défend pas l’usage de la torture mais explicite la situation tragique dans laquelle, en Algérie, se trouve jetée l’armée face aux terroristes du FLN qui refusent les lois de la guerre. Enfin, Précis de Foutriquet – contre Giscard (J.-E. Hallier – Albin Michel) a été écrit en 1981 contre la réélection du « Menteur », du « Pourrisseur » et du « Fossoyeur ».

 II – Sur Pierre Boutang

Avant sa mort, dès sa jeunesse même, Pierre Boutang avait suscité l’intérêt des écrivains. Brasillach en trace un court portrait enthousiaste dans Notre Avant-Guerre (Le livre de poche p.445-446), tandis que Lucien Rebatet, dans Les Décombres relate une rencontre à Vichy en 1940 qui l’a laissé pantois (Ed. Denoël, 1942, pp. 484-486). PB préparait à l’époque avec Henri Dubreuil la plaquette Amis du Maréchal, (Paris, F. Sorlot, coll. « Cahiers des amis du Maréchal », no 1, 1941), en vue de défendre la politique du Maréchal face aux Allemands. Enfin, pensons à Nicolas Kayanakis qui l’évoque à plusieurs reprises dans Derniers Châteaux en Espagne (La Table ronde, 1967)  pour lui reprocher son attitude à ses yeux insuffisamment « Algérie française ». C’était oublier que PB fut le journaliste le plus condamné pour offense au chef de l’Etat lors de la guerre d’Algérie, mais NK a dirigé durant cette période OAS Métro-Jeunes. Ils se réconcilieront peu de temps avant la mort de PB.

Chaque écrivain passe par un purgatoire. La mort de Pierre Boutang est encore trop récente et son œuvre est trop atypique pour que celle-ci ait déjà suscité de nombreux travaux. On notera Hommage à Pierre Boutang que son ancien élève, Antoine-Joseph Assaf, écrivit au lendemain de sa mort (F.-X. de Guibert, 1998). En 2002, le même conçut et dirigea un Dossier H très complet (éd. L’Âge d’Homme), qui contient de nombreux témoignages ainsi que des articles remarquables sur le Boutang politique, poète, critique, romancier et métaphysicien, sans oublier une partie consacrée à la correspondance et à son journal et une biographie.  Il convient d’ajouter la monographie d’Axel Tisserand sur Boutang parue aux éditions Pardès (2013) dans la collection Qui suis-je ? ainsi que le livre de Jérôme Besnard, Pierre Boutang, (Paris, Muller éd,‎ 2012).

On notera également les articles suivants :

  • Jean-François Colosimo, « Pierre Boutang gardien de la Cité », Le Figaro Magazine, 11 juillet 2003.
  • Geneviève Jurgensen, « Pierre Boutang, l’art de l’absolu et du paradoxe », dans La Croix, 30 juin 1998.
  • Patrick Kechichian, « Pierre Boutang, un intellectuel engagé. De Maurras à Mitterrand », dans Le Monde, 30 juin 1998.
  • Anne-Marie Koenig, « La voix du cœur », dans Le Magazine littéraire no296, février 1992, p. 104.
  • Sébastien Lapaque, « Salut à Pierre Boutang », dans Le Figaro, 3 octobre 2002 ; « La longue marche spirituelle de Pierre Boutang », dans Le Figaro littéraire, 19 juin 2003.
  • Gérard Leclerc, « Pierre Boutang et l’Église », La France catholique, 17 janvier 2003.
  • Joseph Macé-Scaron, « La mort de Pierre Boutang : un métaphysicien intransigeant », dans Le Figaro, 29 juin 1998.
  • Pierre Marcabru, « Pierre Boutang : un gentilhomme d’un autre temps », dans Le Figaro, 16 décembre 1999.
  • Ghislain Sartoris, « Pierre Boutang », in Dictionnaire des philosophes, sous la direction de Denis Huisman, PUF, 1984.