Isidore Rouvier
J’apprends ce matin que la « rue Bugeaud », située en plein cœur de Marseille, vient d’être débaptisée. Elle aura pour nom désormais « rue Ahmed Litim ». C’est d’abord une étrange sensation de tristesse et de nostalgie, mêlée à une colère immense, que je sens monter en moi en apprenant la nouvelle. Comme si l’État français, une fois de plus, se plaisait à me chier froidement au visage, à noyer le souvenir de mon pays et de mes ancêtres sous des kilotonnes d’excréments. Qui pouvait bien être cet Ahmed Litim, ce nom à consonance algérienne venu usurper la place du maréchal Bugeaud dans notre panthéon post-historique ? De la part d’un pays ravagé par la haine de soi, prêt à tout pour acheter, pour quelques secondes encore, l’illusion d’une paix sociale (en réalité raciale et ethnique), de la part d’un tel pays, je m’attendais à peu près à tout, et notamment à trouver, au contact de la biographie de cet Ahmed Litim, une nouvelle sodomie symbolique telle que l’État français en a le secret, et sait si bien en dispenser, dans un calme olympien, et à intervalle hélas trop réguliers, à son peuple indigène. Que cet Ahmed Litim fût le dernier des fellagas ou le premier des partisans du FLN algérien, cela ne m’aurait en effet en rien surpris.
Prenant quand même le temps de me renseigner sur ce personnage, je sens ma colère retomber en même temps que je constate ma méprise. Ahmed Litim n’était, en réalité, qu’un pauvre tirailleur algérien venu mourir à Marseille en participant à la libération de la ville au mois d’août 1944. Né dans le Constantinois, dans un monde encore archaïque, en dehors de l’existence de tout état civil, sa date de naissance nous demeure inconnue. « Né vers 1920 près de Constantine » indique sobrement sa page Wikipédia. Comment donc, Ahmed Litim a-t-il pu naître ainsi hors du temps et hors du monde historiques, quelque part près de Constantine autour des années 1920, et venir mourir avec une telle précision, le 25 août 1944, au pied de Notre-Dame, en défendant la France contre l’envahisseur nazi ? C’est une histoire bien française, et qui ne saurait être malheureusement explicable, sans l’existence du maréchal Bugeaud un siècle plus tôt. Glorifier l’existence héroïque d’un Litim en niant l’existence d’un personnage historique qui fut préalablement nécessaire au déroulement de sa destinée, c’est commettre deux forfaits impardonnables : rendre inintelligible la vie d’un Litim en même temps qu’incompréhensible cette partie de l’histoire de France. En effaçant le nom de Bugeaud, nous effaçons la réalité historique de la France ; en effaçant la réalité historique de la France, c’est la France elle-même que nous effaçons peu à peu ; et en effaçant la France, c’est finalement la destinée héroïque et le courage de chacun de ses héros, dont Litim fait pleinement partie, que nous rendons caduque. Effacer Bugeaud, c’est effacer Litim en le désincarnant pour en faire un concept frelaté.
Respect total à toi Ahmed Litim, gloire éternelle à ton courage et longue vie à ta mémoire, toi qui est venu à vingt ans mourir de l’autre côté de la mer, loin du soleil de ton djebel natal, pour défendre cette ville qui t’était totalement étrangère mais qui nécessitait alors tout ton courage. Mais comment expliquer désormais ta présence à Marseille ce jour-là pour défendre la France, si le maréchal Bugeaud n’existe plus ? Sans la « rue Bugeaud », il n’y a pas de « rue Ahmed Litim » possible. Et la somme de tout le courage français, dont les réservoirs s’épuisent à vue d’œil, ne peut se permettre aujourd’hui d’être encore une fois divisée à l’infini. Oui à la « rue Ahmed Litim », mille fois oui, mais que la petite plaque bleue de la « rue Ahmed Litim » resplendisse alors sous le soleil des rues marseillaises en face de celle de la « rue Bugeaud ». Car qui déconstruit l’histoire de France finit par décrédibiliser la France entière, et la conduit immanquablement à grande vitesse vers un avenir d’ores et déjà infernal.
Dans ce jeu macabre de chamboule-tout post-historique, c’est bien la France qui chaque jour un peu plus disparaît et, avec elle, l’humanité tout entière, celle de Bugeaud et de Litim. Au regard de notre présent submergé par l’immense tsunami du nihilisme matérialiste, l’humanité d’un Litim nous apparaît mille fois plus proche de celle d’un Bugeaud qu’elle ne le sera jamais de celle d’un falot politicien combinard comme Benoît Payan, tellement heureux de déboulonner, sous l’œil morbide des caméras, le nom de l’infâme Bugeaud pour y substituer celui de l’humble Litim. Le constat malheureux de cette sinistre passation nominale, d’un nom de rue à un autre, c’est cette dure réalité inavouable : la France de Bugeaud n’existe pas plus aujourd’hui que n’existera jamais l’Algérie qu’aurait pu désirer de ses vœux Ahmed Litim. La vérité, c’est que la France a bel et bien fini d’abandonner tout ce qui l’avait constituée par le passé, qu’elle a laissé derrière elle, avec une légèreté invraisemblable, en même temps que sa grandeur et sa générosité, le fardeau de sa vocation historique. L’autre face de cette même vérité, c’est que l’Algérie n’existe pas plus aujourd’hui qu’en 1962, au jour de son indépendance ; et que le peuple algérien, vivant au milieu d’un des plus beaux paradis terrestres qui soit, s’enfonce chaque jour un peu plus dans une misère sans nom qu’une junte de militaires corrompus s’évertue à maintenir cyniquement sur lui, laissant tout un pays pourrir et sa population s’islamiser artificiellement sous l’action d’un ressentiment toujours croissant.
La triste réalité de ce constat, de cette double inexistence, de la collusion entre ces deux no man’s land aux identités dérégulées, c’est la défaite de la vie réelle et humaine telle qu’elle se déroulait encore normalement il y a plus d’un demi-siècle, sans se regarder constamment dans un miroir en train de faire du surplace. La triste réalité de ce constat douloureux, c’est la seconde mort de Bugeaud et de Litim, leur impossibilité anthropologique actuelle, le fait que désormais plus aucune intégration ou assimilation ne soit encore possible, et encore moins souhaitable, dans notre minuscule pays. Qu’aurait encore à offrir le nouveau peuple d’une France à bout de souffle, à de nouveaux arrivants, sinon son goût pour la téléréalité et son idéal de vie petit-bourgeois, sa consommation outrancière, ses antidépresseurs et son idéologie horsoliste ? Mais qu’aurait à offrir pour leur part, en réponse à cette absence de France, de nouveaux arrivants, sinon de contribuer à l’accélération de la vaine perdition du pays, en devenant de parfait petits footballeurs ou rappeurs décérébrés ?
Si l’Algérie française de la IVe République, sous la pression du grand colonat, aura magistralement manqué de rendre grâce, comme il se devait alors d’être fait, à tous les Ahmed Litim valeureusement engagés aux côté de la France durant la Seconde Guerre mondiale, et par la même occasion, manqué toute pérennisation potentielle d’une Algérie française, c’est aujourd’hui ce même grand patronat post-national qui organise, depuis plus de cinquante ans, et avec une conscience morale immaculée, la France africaine de demain, ne voyant toujours, et comme alors, en la masse étrangère qu’un stock infini de matière humaine interchangeable et bon marché. Gageons que cette France africaine qui finira par advenir tôt ou tard, n’aura que faire de la mémoire de Bugeaud, pas plus qu’il ne lui viendra un jour à l’esprit celle d’honorer la mémoire de ce pauvre Ahmed Litim, inutilement tombé pour une France surannée. Les fossoyeurs de la France auront mené à bien leur mission ; la plaque de la « rue Ahmed Litim » rejoindra avec le souvenir de la France, dans les poubelles de l’histoire, celle de la « rue Bugeaud ». Dans quelle poubelle anonyme iront alors croupir Benoît Payan et sa clique ? L’avenir nous le dira mais la consolation sera hélas beaucoup trop maigre.
Ahmed Litim, que tu veuilles bien d’avance m’en excuser, mais je ne pourrai jamais regarder la petite plaque bleue de ta rue sans un immense pincement au cœur, et le souvenir nostalgique d’un rendez-vous irrémédiablement manqué. Et demain, hélas, si je ne veux pas disparaître avec les miens, il me faudra possiblement à mon tour te déboulonner. Ce texte ne sera alors pour moi qu’un unique et bien maigre hommage à ta mémoire et ton courage.