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Permis de conduire : les anciens piégés par le monopole radical de la voiture

Par Enzo Sandré

L’idée d’une visite médicale conditionnant le renouvellement du permis de conduire fait son chemin. Ses partisans ont raison de souligner la dangerosité de la conduite automobile en cas de problèmes de vue ou d’attention défaillante, quel que soit l’âge d’ailleurs. Pourquoi nos anciens restent-ils accrochés au volant, au mépris de la sécurité des autres ? Car la voiture n’est pas un moyen de transport comme les autres, la voiture est en état de monopole radical[i], en particulier dans nos campagnes.

André Gorz, dans son célèbre pamphlet « L’idéologie sociale de la bagnole »[ii], pestait contre la massification de l’automobile en annonçant sa conséquence directe : la dissolution des villes en une banlieue totale[iii] où vivre sans voiture devient impossible. Dans un tel contexte, nos anciens ne s’accrochent pas à leur volant par plaisir égoïste mais par élan vital d’animal social ! Perdre son permis de conduire représente une mort sociale absolue, une dépendance insoutenable envers ses proches pour des gens aux jambes rendues socialement invalides. Le commerçant volubile a fait banqueroute au profit de l’hypermarché. Les actifs ne travaillent plus au bourg ou aux champs mais de plus en plus loin, laissant les rues désertes. Les enfants sont parqués à l’école quand ils ne sont pas emprisonnés au domicile familial par le climat de trouille médiatique. Il n’y a plus nul lieu d’intérêt où aller à pied, tout est séparé par le bitume, les bâtiments comme les âmes.

La voiture détient un monopole radical sur le déplacement. Elle interdit toute autre forme de mobilité et crée un optimum social ne satisfaisant personne, aux externalités négatives importantes. Ce schéma se retrouve ailleurs dans nos sociétés : n’espérez pas communiquer sans les GAFAM aujourd’hui ou le téléphone hier. Les tailleurs n’ont aucune chance face au rouleau compresseur de la mode et du low cost.

Les exemples sont nombreux, tous partagent un point commun : l’impossibilité pour une démocratie d’en sortir. Le bannissement de la voiture des centres-villes est emblématique : aucun parti n’assumera cette décision douloureuse et impopulaire dont les avantages mettront des années à arriver. Mettons qu’un élu sacrifie sa réélection pour prendre cette décision courageuse, elle sera aussitôt abrogée par son adversaire, probablement élu d’ailleurs sur cette seule promesse. Dans les campagnes, les patrons des supermarchés sont de meilleurs lobbyistes que les associations de commerçants, peut-être aussi de plus grands corrupteurs. Piéton est de moins en moins une situation d’avenir, tant pis pour nos vieux, ils n’ont plus qu’à attendre la légalisation du suicide assisté.


[i] Ivan Illich, Énergie et équité, Seuil, 1973.

[ii] André Gorz, « L’idéologie sociale de la bagnole », Le Sauvage, p. 8, septembre-octobre 1973.

[iii] Le terme est de Bernard Charbonneau, tiré du texte « Vers la banlieue totale » compilé dans le livre de Maurice Bardet, La Fin du paysage, Anthropos, 1972.