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The Great Reset : plus de mal que de peur (Partie 2)

Par Enzo Sandre

Arrêtons-nous un instant sur leur définition de la gouvernance, qui condense toutes les contradictions du livre. Ils la définissent comme une coopération d’esprit anti-nationaliste (donc altruiste, si vous suivez) entre états-nations. Ils voient la gouvernance, non comme une abolition, mais comme un corsetage ou une castration des Etats, afin de les rendre prévisibles, notamment en matière de planification économique ou écologique. Pour cela, les instances doivent être coercitives, contrairement à l’ordre post-Westphalien actuel. Le but est d’éviter le chaos, inévitable en cas de chute de l’hegemon américain.

Vous ne croyez pas un tel système viable ? Les auteurs non plus. La troisième surprise du livre est un pessimisme affirmé face à l’égoïsme des nations du Nord et la volonté de rattrapage des nations du Sud, qui se fichent des grands principes occidentaux : ils veulent atteindre coûte que coûte notre niveau de confort. Salauds de pauvres.

Faute d’être coercitives (donc armées, ce que les auteurs oublient de préciser), les instances internationales sont impuissantes à contenir les entraves au libre-échange, à la libre-migration, bref, au Bien. Les auteurs sont extrêmement pessimistes sur la possibilité d’un rebond, d’une « autre mondialisation », juste, sociale et équitable. Leur discours réchauffé à la ATTAC se heurte aux réalités d’un monde qui deviendra inévitablement dangereux sans ordre mondial. Snif.

Par dépit, mais sous le masque du réalisme, nos deux compères trouvent une planche de salut : le régionalisme. Faute de pouvoir créer des institutions mondiales pour le moment, il faut renforcer les « coopérations » comme l’UE, l’ASEAN, la CEDEAO, l’ALENA, etc. Le projet sera ressorti des cartons quand les vents seront plus favorables.

La dernière surprise du livre est de taille : les auteurs ne sont ni techno-solutionnistes, ni cornucopiens[i]. Ils adoptent un point de vue technocritique en affirmant que toute solution technologique tend à engendrer plus de problèmes qu’elle n’en résout. La technologie peut aider, mais seule une réorganisation politique et culturelle résoudra de manière pérenne les défis du siècle. Véritable conviction ou en-même-temps Macronien ? Des doutes persistent à la lecture de leur position sur l’écologie, proche de celle de Renaissance : il faut renoncer à la « tyrannie de la croissance », sans pour autant prôner la décroissance. Il faut une révolution statistique afin de mieux calculer une croissance plus verte et d’englober dans les calculs des analystes ce qui relève aujourd’hui des solidarités naturelles (garde des enfants, éducation, etc.). Décidément, le livre ne cesse d’étonner par sa tiédeur radicale et pessimiste. Paul Graham avait raison de distinguer le modéré de conviction du modéré par lâcheté. Le second se met à mi-chemin des extrêmes pour plaire au plus grand nombre. En voici un exemple.

Et le complot ?

On nous rétorquera que Schwab n’est pas n’importe qui ! Davos ! Le World Economic Forum ! Ce livre a bénéficié d’une forte publicité de la part de « complotistes », certains méritant amplement ce terme, d’autres non.

Beaucoup accusent Schwab et le WEF d’avoir utilisé la pandémie afin de dérouler un agenda. Ce livre démontre que oui. Le terme de « complotisme » est en revanche abusif dans ce cas, pour plusieurs raisons :

  • Avoir une ligne politique assumée et utiliser les évènements pour avancer ses pions ne se nomme pas un complot, mais de la tactique politique.
  • Les idées de Schwab et consorts sont publiques, The Great Reset est un succès de librairie, non un obscur manuel codé.
  • Les idées de Schwab sont loin d’être occultes, une très grande proximité avec le macronisme ou l’idéologie régnant sur l’Union Européenne. Schwab est avant tout l’héritier politique de Servan-Schreiber.
  • Les auteurs du livre prennent position contre la société de surveillance née après le 11/09, et appellent à ne pas utiliser le Covid comme prétexte pour surveiller davantage.

Pour véritablement parler de complot, il faudrait démontrer, au choix, que le Covid fut provoqué, et non pas récupéré par le WEF, qu’un agenda caché, absent du livre, est déroulé secrètement ou que le WEF, contrairement à tout autre groupe politique depuis que le monde est monde, possède un total contrôle des évènements. Sur ces points, la charge de la preuve ne nous revient pas. Ceux qui affirment cela sans apporter les preuves nécessaires peuvent légitimement être appelés « complotistes ». Beaucoup de ces individus ou groupes s’appuient sur l’avertissement de Bill Gates de 2017, cité dans le livre. Celui-ci rappelle que statistiquement une pandémie arrive tous les siècles. Elle partira très probablement d’une zone où une grande densité de population cohabite avec des restes de vie sauvage et elle forcera le monde à des confinements stricts. Bill Gates, prophète, éventeur d’un complot ou simplement formé en épidémiologie ? Le rasoir d’Occam, ainsi que le consensus publié en épidémiologie penchent pour la dernière explication.

Une troisième catégorie de personne utilise le terme de Great Reset sans mériter le titre de « complotiste », ce sont les fous. Ils n’ont que rarement lu le livre et parlent de puçage par le vaccin, de fantasmes sur la 5G et autres élucubrations totalement absentes du propos de MM. Schwab et Malleret. Le terme de « fou » peut paraître peu charitable, mais il est important de les distinguer des complotistes. Ces derniers commettent une erreur méthodologique majeure dans leur lecture des évènements, alors que les fous n’obéissent à aucune injonction de rationalité sinon la fuite en avant d’argument ad-hoc en argument ad-hoc. Un groupe politique n’a pas à perdre son temps à prêcher à des gens n’ayant pas de sens commun. Il faut cependant avoir une grande patience avec les complotistes honnêtes. La lecture de ce livre et la production de ce résumé en font partie.

Conclusion : des génies du marketing ?

Le titre du livre est un coup de génie marketing. Suffisamment flou et anxiogène, il a permis aux auteurs d’utiliser la caisse de résonance complotiste afin de créer le best-seller que nous connaissons. Klaus Schwab n’est pas un novice en la matière, Jacques Attali lui-même reconnaît que « Davos est une opération commerciale très efficace où il faut payer très cher pour participer ».

Finalement, après 200 pages d’une lecture sèche et ennuyeuse, il est possible de répondre à la question : qu’est-ce que le Great Reset ? Pour les auteurs, il désigne le changement de paradigme qui se produit naturellement et inévitablement dans une société après une crise majeure, comme une pandémie. Le « Great » souligne ici que dans une société mondialisée, tout est interconnecté, le changement est donc mondial.

Un politicien qui dit contrôler les évènements est un fanfaron ou un idiot. Le Great Reset ne peut absolument pas être le déroulement paisible d’un agenda « mondialiste » tels que le décrivent les affolés d’un complot mondial. Tout s’y oppose : les auteurs eux-mêmes n’y croient pas, le projet est contradictoire et mal défini et surtout aucun groupe dans l’histoire n’a la capacité de dérouler un plan fixé à l’avance, sans le réajuster en permanence face aux réactions complexes du reste du monde[ii]. Les Révolutionnaires français ont pu lancer la machine, ils n’ont pas pu prévoir qu’elle leur trancherait la tête et mènerait à Napoléon, sauf à adopter une historiographie hallucinée et plus qu’audacieuse. Partis comme ils sont, nos compagnons de Davos ont plus de chances de provoquer un nouveau concert des nations, certes turbulent, qu’un ordre grisâtre gouvernant sans nous pour notre bien.


[i] https://theconversation.com/les-cornucopiens-sont-parmi-nous-mais-qui-sont-ils-210481

[ii] Lire à ce propos le livre de Ted KACZYNSKI, Anti-Tech Revolution : Why and How (2020). Chapitre I.