Par Jeanne Estérelle
L’étoile inconnue
La psychoplastie est le rayonnement d’une image initiale, l’étoile, dont Léon Daudet a doublement hérité puisqu’elle éclaire la fondation du Félibrige et qu’elle préside aux amours du berger, dans les Lettres de mon moulin. C’est l’image première de la « race latine » à laquelle appartiennent Frédéric Mistral et Alphonse Daudet. Cette forme lumineuse, d’origine ethnique, irradie la représentation nouvelle de l’âme humaine que brosse Léon Daudet mais scelle également son inspiration divine.
La nomenclature que forge Léon Daudet, dans L’hérédo (1916) et Le monde des images (1919), porte la marque incandescente d’une illumination intellectuelle : en 1890, en compagnie de Frédéric Mistral et de son père, lui « apparurent, dans un éclair, la distinction du moi et du soi et la lutte intérieure » Il ne retrouva cette idée « que vingt ans plus tard, comme une de ces étoiles qui reviennent au firmament visible, après un long périple à travers l’espace invisible »
Le néologisme qu’il improvise pour nommer l’étoile, psychoplastie, conformément à l’étymologie, désigne le modeleur de l’âme. Ce terme n’apparait que deux fois, toujours étrangement associé à la notion de combat si bien qu’il semble d’abord le donner en apanage au soi dont il célèbre «la faculté improvisatrice, universelle et plastique ». Si l’instinct génésique modèle « les reviviscences héréditaires du moi » et crée des types, le soi oppose « les uns aux autres les types créés » pour conquérir l’équilibre par la raison.
Le psychologue déploie toutes les virtualités de sa mystérieuse initiation et de la comparaison qu’elle lui a inspirée : les souvenirs sont « comparables à ces étoiles filantes qui traversent, par les belles nuits, l’étincelant régime des astres fixes » Il conçoit ainsi les « constellations héréditaires » qui parcourent la mémoire et imagine même une nouvelle théorie du langage destinée à éclipser la linguistique naissante[1] : «La phrase elle-même est un petit système verbo-stellaire, réglé et dominé par le soi… Le verbe y tient l’emploi d’un soleil »
Quatre verbes, en particulier, acquièrent une vertu solaire sous la plume de Léon Daudet : modeler, (puisqu’il tente la synthèse des éléments qui façonnent la psyché), vouloir, (tonus du vouloir qu’il attribue au soi pour lutter contre la fatalité de l’hérédité), typifier, (qu’il invente pour définir l’action propre à l’instinct génésique), graviter.
Comme il l’écrit sobrement, « le moi gravite ». L’ensemble de ses composantes héréditaires obéit au mouvement que peut réguler un soi souverain. Le soi « joue le rôle de soleil intérieur ».
Daudet allie la poésie aux investigations scientifiques pour définir ce « système de gravitation psycho-stellaire ». Nous atteignons, à ce point précis, l’intuition vitale de Léon Daudet qui parvient à saisir la force cinétique des « sphères de l’esprit-corps » à rebours des instances immobiles de la psychanalyse arrêtée à l’Inconscient.
L’analogie de l’étoile et la multiplication des néologismes qu’elle justifie, dans l’exploration du « ciel intérieur», conduisent Daudet à rompre, sans le dire, avec la mythologie grecque dans laquelle se complaisent ses contemporains, Freud, Young, ou Maurras… Ce silence mystérieux révèle l’origine religieuse de son illumination comme de sa méditation : le Verbe.
« Quand l’Eglise, dans son magnifique langage (preuve, à lui tout seul, de quid divinum) révèle que le « Verbe s’est fait chair », elle énonce l’extension miraculeuse d’un phénomène courant. Il n’est pas un instant dans la vie de chacun de nous, où le verbe n’agisse sur le corps. Le langage articulé est une incarnation.» Même si Léon Daudet parait extravaguer, son discours s’inscrit dans la théoplastie ou « divine formation de l’humanité de Jésus »[2] . Il ose, avec une liberté royale, replacer la psyché dans l’harmonie du geste créateur : « Yahvé Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant.»[3] Aussi bien que du corps humain, le Verbe est modeleur de l’âme. Il est psychoplastie. C’est le secret de ce vocable surprenant qui rend le composé humain à sa beauté native.
Dés que l’homme s’écarte des mains de son modeleur divin, l’instinct génésique se rebelle et modèle les « éléments héréditaires du moi » jusqu’à l’aliénation. La foi en Jésus-Christ, Fils de Dieu, a orienté Léon Daudet dans la délivrance des figures ataviques par l’invention d’une nouvelle représentation de la psyché et d’une psychothérapie novatrice, l’entraînement psychoplastique. Il a ainsi attribué au soi l’impulsion créatrice et distingué, dans l’acte de foi naturel ou surnaturel, la « synthèse des éléments du soi » qui ouvre la voie de la liberté intérieure et de la victoire, même scientifique. Le cortège de néologismes en tête duquel resplendit psychoplastie a désarçonné lecteurs et psychologues de laboratoire avant de leur révéler la trace du Verbe dans la plasticité cérébrale, presqu’un siècle plus tard.
Comme l’a reconnu Maurras[4], Léon Daudet « est infaillible sur un point : il lui est impossible de se tromper sur le choix du mot approprié ». Ce don n’est pas seulement « un sublime cas d’hérédité professionnelle » puisqu’il outrepasse la passion de l’étymologie. Il procède d’un acte de foi dans « l’Etoile radieuse du matin »[5].
[1] Le cours de linguistique générale dispensé par Ferdinand de Saussure est publié en 1916 par ses élèves.
[2] Pseudo-Denys l’Aréopagite, Les noms divins I-IV, Sources chrétiennes, n°578, p 395
[3] Genèse, II, 7
[4] Action française, 28 avril 1910
[5] Saint Jean, Apocalypse, 22, 16