Par Joann Sfar
Joann Sfar l’auteur du célèbre « Chat du Rabbin » réagit à l’hallucinante décision de la cour de cassation concernant l’assassinat sauvage de Sarah Halimi. Le déni concernant la montée de l’antisémitisme dans notre pays est peut-être aussi lié à un nouveau paradigme culturel, voire à un changement de civilisation. (NDLR)
Ecrire sur le massacre de Sarah Halimi, c’est se condamner aux points d’interrogation. Parce qu’on n’est pas juriste. Et parce qu’on n’est pas psychiatre. C’est se condamner aussi à décrire cette expression qui revient de plus en plus souvent et que je hais « l’émotion de la communauté juive ».
Voici les questions que j’entends. J’ignore si elles sont légitimes. Je sais que je me pose les mêmes.
Hier un type ivre et drogué à été condamné à de la prison à la suite d’un procès parce qu’il avait fichu par la fenêtre le chien de sa voisine. Personne n’a dérangé de nombreux contre-experts. Oui il était dans un état délirant. Il a eu un procès et va en prison.
Si quelqu’un est capable d’expliquer la différence entre cette affaire et le massacre de madame Halimi aux juifs de France, et à l’opinion en général, je lui souhaite bon courage.
On ne juge pas les fous. Chacun est d’accord avec ça. Mais.
Pourquoi la presse répète-t-elle depuis hier qu’il y a eu unanimité pour déclarer la folie de l’assassin ? Pourquoi fait-on semblant d’oublier le rapport du professeur Zagury qui réfutait la notion d’abolition du jugement ? Suis-je dans l’erreur quand j’entends partout que Zagury est un de nos plus grands spécialistes dans ce domaine ? (je n’en sais rien).
La prise volontaire et massive de stupéfiants permet-elle vraiment de se soustraire à la justice ? Les criminels se chargent tous et souvent avant de passer à l’acte. Entériner cette décision permettrait de vider nos prisons ? Les meurtriers de DAESH, gavés de Captagon du matin au soir devraient aussi échapper à un jugement ? (je n’en sais rien)
Est-il vrai que le meurtrier traitait sa voisine de sale juive régulièrement et des semaines avant le meurtre ? (je n’en sais rien)
Est-il vrai que le jour du massacre il est allé successivement chez plusieurs de ses voisins avant de jeter son dévolu sur Madame Halimi ? Il était donc assez lucide et pour la reconnaître, et pour l’identifier en tant que juive, qu’il s’est empressé de massacrer en hurlant « Allah Hou Akbar » (je n’en sais rien).
Est-il vrai que dès l’instant où il a vu les policiers il a raconté que c’était pas lui et qu’il était innocent ? Il était donc assez lucide pour reconnaître un képi et tenter de se dédouaner du meurtre ? (je n’en sais rien)
Est-il vrai, enfin, que la police était dans l’escalier pendant le long calvaire de madame Halimi et a choisi de ne pas intervenir ? (je n’en sais rien)
Est-il vrai que depuis l’affaire Ilan Halimi nos institutions ne savent pas quoi foutre avec l’antisémitisme. L’agacement, la gêne est palpable à chaque fois qu’il faut accoler le label « antisémite » sur un crime. J’ai inventé il y a quelques mois un livre d’horreur dans lequel le slogan consensuel devient « sales juifs, nous ne sommes pas antisémites ». Je regrette d’avoir visé à ce point juste.
Je répète que j’ignore si ces questions sont légitimes. Je sais aussi que je les entends en boucle depuis hier, formulées par des juifs et par des non-juifs. Par des gens que je n’ai jamais identifiés ni comme des paranoïaques ni comme des excessifs.
L’émotion, à présent. Ou plutôt l’abattement. On fera ce qu’on voudra. On expliquera les décisions tant qu’on voudra. Cette affaire marque un tournant. Ça aussi je l’entends des centaines de fois depuis hier. ET plusieurs personnes m’ont reparlé de Kishinev.
Kishinev fut un pogrom parmi d’autres. Mais les victimes ont été photographiées. Kishinev fut l’occasion d’une onde de choc chez les juifs russes. C’est après Kishinev qu’ils ont quitté massivement la Russie.
C’est ça que j’entends depuis hier. Dans la bouche de gens que je ne croyais pas capables de penser cela.
Les juifs de France savent qu’ils ne représentent qu’un pour cent de la population mais qu’ils constituent cinquante pourcents des agressions racistes du pays.
Les juifs de France ont le ventre tordu depuis Ilan Halimi, Depuis que Mohamed Merah a flingué des enfants à bout touchant à Toulouse. Pourtant l’affaire Sarah Halimi est un déclic.
Depuis hier j’entends de l’abattement. Et des coreligionnaires qui ont la certitude que quoi qu’ils fassent leur avenir sera sombre.
Mon sentiment : les autorités françaises font ce qu’elles peuvent pour protéger les citoyens qui vivent sur notre territoire. Cependant et pour mille raisons il y a une volonté sourde de nier les crimes antisémites. Pour la raison que chacun sait qu’on n’y peut rien. On ne peut pas mettre un flic derrière chaque juif sous prétexte qu’il existe en France des abrutis à qui on répète depuis l’enfance que le juif est cause de tous leurs maux. Je crois que l’envie de massacrer des juifs est plus forte que jamais, je crois que les autorités savent qu’on n’y peut rien. Alors, le déni.
S’acharner sur la cour de cassation n’a pas grand sens selon moi. C’est au moment où la justice a décidé de considérer un fumeur de shit comme irresponsable que tout le pays aurait dû être dans la rue. Les stupéfiants, circonstance aggravante lors d’un accident de la route, ou quand on défenestre un chien, mais pas quand on tue une dame juive.
Vous souhaitez convaincre les juifs de France qu’on n’a pas tout fait pour éviter un procès pour crime antisémite ? Bon courage !
Tous les points d’interrogation que contient ce texte sont sincères. J’ignore réellement si ces questions sont légitimes ou pas. Et je m’en fous car ça n’a aucune importance à mes yeux. Ce qui compte selon moi, et c’est irréfutable, c’est le tournant.
Je n’ai jamais vu mes coreligionnaires ainsi. Ce que j’entends depuis hier, ce n’est pas l’émotion ou la rage ou le chagrin. C’est le sentiment qu’il n’y a plus rien à faire. La plupart ne vont pas partir. Mais la plupart savent qu’ils courent, davantage que les autres citoyens, le risque de retrouver leur gosse avec une balle dans la tête ou leurs aïeux jetés par une fenêtre. Avec des institutions qui seront tellement embêtées qu’elles se retrouveront, à attendre dans l’escalier pour les uns, à se déclarer inaptes à juger pour les autres.
L’absence de procès du massacreur de madame Halimi marque un tournant pour les juifs de France. Et aucun expert ni juridique ni psychiatrique ne pourront amoindrir l’onde de choc qui se propage depuis hier.
Seule lueur d’espoir ? Je crois que les juifs ne sont pas les seuls à éprouver ce désespoir.
Un dernier mot sur la psychiatrie : la folie la plus conne et la plus désespérante que je connaisse. La folie la plus ancienne et la plus irréfutable, c’est la haine des juifs. J’ai toujours dit et écrit que l’antisémitisme ne pouvait se combattre que sur le terrain magique ou psychiatrique car il constitue, par définition, une bouffée délirante. La haine des juifs, comme toute autre forme de racisme, n’a aucun sens. Les milliers de pages perplexes écrites sur l’antisémitisme se heurtent au fait que TOUT dans cette rage, relève de la psychiatrie. Mélange antédiluvien de haine de soi et de certitude de la toute-puissance de l’autre. L’antisémitisme devrait être en première page de tous manuels de psychiatrie. J’ai toujours considéré les antijuifs comme des fous dangereux. Mais je ne crois pas que cette folie devrait leur éviter le tribunal. »