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La terreur en question

Par Gérard Leclerc

Le retour du refoulé de la tragédie algérienne, qui marqua si fort l’adolescence de ma génération, commence heureusement à sortir du cadre d’un réquisitoire unilatéral contre l’armée française.

Que notre armée ait à se confronter avec la mémoire de cette terrible épreuve, je serai le dernier à le récuser.

Il ne saurait être question de nier les crimes qui furent commis par les nôtres, et de passer par pertes et profits la machine à torturer, ce système qui tue aussi sûrement l’âme du tortionnaire que le corps de son supplicié. En ce sens, je reconnais l’honneur des justes qui dénoncèrent cette horreur, même si les réserves fondamentales que je tiens à formuler à l’égard de certains de leurs présupposés ne me situent pas dans la ligne de leur pensée. J’ai trop d’estime à l’égard d’une Germaine Tillon et d’un Pierre Vidal-Naquet pour ne pas leur dire en même temps mes accords et mes désaccords.

Ma première réserve tient à l’armée française. Si grandes que furent ses défaillances morales, je ne puis me résoudre à la voir traiter comme une sorte de « corps de péché » qu’il nous faudrait maudire à jamais. Tout de même ces généraux, ces officiers, ils sortaient de la Seconde Guerre mondiale, où ils nous avaient libérés du nazisme. Et nous avons contracté, que nous le voulions ou pas, une dette à leur égard, qui dépasse l’engagement victorieux d’un moment, car c’est notre communauté nationale qui n’a cessé de recourir à leur courage, et à leurs sacrifices, en les envoyant dans toutes les missions impossibles. Je ne puis oublier non plus que l’armée qui, en 1954, reçoit la charge de l’Algérie, revient d’Indochine où elle a été à l’école de son adversaire communiste dont elle a retenu nombre de méthodes perverses et des bribes d’idéologie empoisonnée. Et c’est à partir de là que je définirais mon désaccord le plus important avec qui voudrait mettre tout lepoids de la faute sur notre armée et sur notre pays.

J’entends bien qu’on invoque le péché originel du colonialisme, qui au point de départ aurait tout gâté et tout faussé, en établissant des rapports de domination, d’injustice et de violence. Il y a évidemment une part de vérité là-dedans, bien qu’il y ait beaucoup à dire sur la colonisation dont le moindre des paradoxes ne fut pas d’éveiller à la conscience politique ses adversaires qui en sont en quelque sorte les héritiers contrariés mais héritiers tout de même. Je ne suis pas sûr, par ailleurs, que les défauts du colonialisme, qui sont inhérents à l’histoire entière de l’humanité, aient été plus éclatants qu’ailleurs dans l’Algérie française. Mais ce que je refuse d’admettre dans le réquisitoire anticolonialiste c’est l’affirmation absolue que la violence serait toute entière le fait « de la répression coloniale ». C’est là proprement un mensonge qui fausse toutes les perspectives et supprime toutes les possibilités de discernement pour ouvrir les esprits à une recherche commune, du moins ceux qui veulent en vérité dénouer les obstacles qui s’opposent à la reconnaissance mutuelle de peuples.

Que la violence aveugle ait été au cœur des répressions coloniales, il est impossible de ne pas l’admettre. Comment oublier le drame de Sétif en 1945, où plusieurs milliers d’Algériens furent massacrés en représailles de l’assassinat d’une centaine de colons, et qui explique l’impasse tragique dont naîtra la rébellion de 1954. Cependant, cela ne saurait cacher la réalité de l’idéologie proprement terroriste du Front de libération national algérien, qui s’imposa dès le départ, et dont le but explicite était de susciter un climat d’horreur pour imposer son règne sans partage à la population musulmane, et casser tout lien possible avec la population d’origine européenne. Certes, on peut toujours affirmer qu’en agissant ainsi, les nationalistes algériens étaient dans la logique du mimétisme de la répression coloniale. Mais c’est faire bon marché de la culture révolutionnaire qui érige la violence en accoucheuse de l’histoire et la haine homicide en méthode de libération nationale. Il n’est que trop vrai que l’armée française en tombant dans le piège de la terreur répondait malheureusement aux vœux d’un adversaire qui ne désirait que la lutte totale et sans rémission. C’était tout bénéfice pour le FLN dont la violence était héroïsée comme libératrice à travers le monde, tandis que la contre violence de l’armée française était partout moralement condamnée. C’est pourquoi, d’ailleurs, l’indignation des plus justes parmi les dénonciateurs de la torture ne pouvait pas vraiment troubler ceux qui pensèrent qu’elle s’exerçait unilatéralement et n’avait de but que de servir l’adversaire.

Encore une fois, je ne refuse pas un retour sur nos responsabilités, mais je tente de voir un peu plus clair dans cet imbroglio où il n’y a plus que terreur contre terreur. Le problème n’est pas tellement de rappeler, comme on le fait non sans pertinence, que les actes inadmissibles de l’armée française répondaient à des actes criminels révoltants. Il consiste à désigner le système qui piège tout le monde et par rapport auquel les intellectuels parisiens ne sont pas sans responsabilité dès lors qu’ils acquiescent plus ou moins implicitement à une conception léniniste des déterminismes historiques. À l’origine de l’insurrection algérienne, ils sont six, dépourvus de tout moyen, et surtout de relais populaires. Leur seul espoir est de mettre le feu partout, et d’engager l’Algérie entière dans une spirale de violence que la France sera Incapable de maîtriser. Sur ce point, les six se trompèrentcar l’armée française saura juguler la rébellion armée, mais entre temps celle-ci aura su vaincre moralement, en suscitant une conscience nationale qui n’existait pas au début. Le pari de la violence accoucheuse de l’histoire avait réussi, au prix terrible qui est le sien. On ne saurait oublier le meurtre symbolique qui marque le début de l’Insurrection, celui d’un couple d’instituteurs auxiliaires. Le beau symbole du colonialisme que ces Monnerot venus avec enthousiasme se mettre au service des gosses des Aurès… Et puis il y aura tous les meurtres des musulmans favorables à la France. La spirale ne s’arrêtera plus, de terrorisme en répression.

L’Algérie n’en est d’ailleurs pas sortie. Elle est toujours victime de cette culture de la haine et du meurtre, qu’on n’attribue à « la répression coloniale » qu’en vertu d’un préjugé idéologique qui a cet avantage décisif de tout reporter sur l’adversaire, sans trop s’occuper de ses propres responsabilités. L’idéologie terroriste du FLN a coûté très cher à l’Algérie, et ce n’est pas en reportant tout sur la torture pratiquée par l’armée française qu’on mettra fin à un système qui ne cesse de sacrifier ses propres enfants. Autant il est nécessaire de ne pas tricher avec notre refoulé, autant il est salutaire de s’engager ensemble, Français et Algériens, dans un travail de mémoire dont le but serait enfin d’ouvrir l’avenir. Qui fera le pari de la réconciliation profonde de nos de nos deux peuples ?