Après tout, de quoi nous plaignons-nous ? nous ne vivons que le parachèvement du programme / la Révolution lancée il y a 200 ans. A ce titre, il est logique que la France en soit l’ogive nucléaire, et la 1ère cible – pardon, la bienheureuse élue… (Michel Michel)
« Antérieurement au contrat social, il n’y a pas de droit véritable ; car le droit véritable ne naît que par le contrat social, seul valable, puisqu’il est le seul qui soit dressé entre des êtres parfaitement égaux et parfaitement libres, êtres abstraits, sorte d’unités mathématiques, toutes de même valeur, toutes ayant le même rôle, et dont nulle inégalité ou contrainte ne vient troubler les conventions. C’est pourquoi, au moment où il se conclut, tous les autres pactes deviennent nuls. Propriété, famille, Eglise, aucune des institutions anciennes ne peut invoquer de droit contre l’Etat Nouveau. L’emplacement où nous le bâtissons doit être considéré comme vide, si nous y laissons subsister une partie des vieilles constructions, ce sera en son nom et à son profit, pour les enfermer dans son enceinte et les approprier à son usage ; […]
[…] « les clauses du contrat social se réduisent toutes à une seule (1), savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté ». […] Nulle exception ni réserve ; rien de ce qu’il était ou de ce qu’il avait auparavant ne lui appartient plus en propre. Ce que désormais il sera et aura ne lui sera dévolu que par la délégation du corps social, propriétaire universel et maître absolu. […] Cela posé, suivons les conséquences. – En premier lieu, je ne suis propriétaire de mon bien que par tolérance et de seconde main ; car, par le contrat social, je l’ai aliéné², « il fait désormais partie du bien public » ; […]
En second lieu, ce couvent est un séminaire. Je n’ai pas le droit d’élever mes enfants chez moi et de la façon qui me semble bonne. « Comme on ne laisse pas la raison (3) de chaque homme unique arbitre de ses devoirs, on doit d’autant moins abandonner aux lumières et aux préjugés des pères l’éducation des enfants, qu’elle importe à l’Etat encore plus qu’aux pères ». – « Si l’autorité publique, en prenant la place des pères et en se chargeant de cette importante fonction, acquiert leurs droits en remplissant leurs devoirs, ils ont d’autant moins sujet de s’en plaindre qu’à cet égard ils ne font proprement que changer de nom et qu’ils auront en commun, sous le nom de citoyens, la même autorité sur leurs enfants qu’ils exerçaient auparavant sous le nom de pères. » En d’autres termes, vous cessez d’être père, mais en échange, vous devenez inspecteur des écoles ; l’un vaut l’autre ; de quoi vous plaignez-vous ?! « Ainsi l’éducation publique, dans des règles prescrites par le gouvernement, et sous des magistrats établis par le souverain, est une des maximes fondamentales du gouvernement populaire ou légitime. » – « C’est elle (4) qui doit donner aux âmes la forme nationale. Les peuples sont à la longue ce que les gouvernements les fait être : guerriers, citoyens, hommes quand il le veut, populace, canaille quand il lui plaît. ». « […] Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme (5), lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l’identité commune, en sorte que chaque particulier ne se croit plus un, mais partie de l’unité, et ne soit plus sensible que dans le tout. Un enfant, en ouvrant les yeux, doit voir la patrie, et jusqu’à la mort, ne doit voir qu’elle… On doit l’exercer à ne jamais regarder son individu que dans ses relations avec le corps de l’Etat. » […]
[…] Le premier intérêt de l’Etat sera toujours de former les volontés par lesquelles il dure, de préparer les votes qui le maintiendront, de déraciner dans les âmes les passions qui lui seraient contraires, d’implanter dans les âmes des passions qui lui sont favorables, d’établir à demeure, dans ses citoyens futurs, les sentiments et les préjugés dont il aura besoin (6). S’il ne tient pas les enfants, il n’aura pas les adultes. Dans un couvent, il faut que les novices soient élevés en moine ; sinon, quand ils auront grandi, il n’y aura plus de couvent.
En dernier lieu, notre couvent laïque a sa religion, une religion laïque. Si j’en professe une autre, c’est sous son bon plaisir et avec des restrictions. […] « Il importe, pour bien avoir l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’Etat, et que chaque citoyen n’opine que d’après lui (1). » – Non seulement toute Eglise est suspecte, mais, si je suis chrétien, ma croyance est vue d’un mauvais œil. Selon le nouveau législateur, « rien n’est plus contraire que le christianisme à l’esprit social… : une société de vrais chrétiens ne serait plus une société d’hommes ». Car «la patrie du chrétien n’est pas de ce monde ». Il ne peut pas être zélé pour l’Etat et il est tenu en conscience de supporter les tyrans. Sa loi «ne prêche que servitude et dépendance… il est fait pour être esclave », et d’un esclave on ne fera jamais un citoyen. « République chrétienne, chacun de ces deux mots exclut l’autre ». Partant, si la future république me permet d’être chrétien, c’est à la condition sous-entendue que ma doctrine restera confinée dans mon esprit, sans jamais descendre jusque dans mon cœur. […] – Si enfin je suis libre-penseur, positiviste ou sceptique, ma situation n’est guère meilleure. « Il y a une religion civile », un catéchisme, « une profession de foi dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ou sujet fidèle ». Ces articles sont « l’existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, […] la vie à venir, la sainteté du contrat social et des lois. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il faut bannir de l’Etat quiconque ne les croit pas ; il faut le bannir comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir ». – Prenez garde que cette profession de foi n’est point une cérémonie vaine : une inquisition nouvelle en va surveiller la sincérité. « Si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort. […]»
Tous ces articles sont des suites forcées du contrat social. Du moment où, entrant dans un corps, je ne réserve rien de moi-même, je renonce par cela seul à mes biens, à mes enfants, à mon Eglise, à mes opinions. Je cesse d’être propriétaire, père, chrétien, philosophe. C’est l’Etat qui se substitue à moi dans toutes ces fonctions. A la place de ma volonté il y a désormais la volonté publique, c’est-à-dire, en théorie, l’arbitraire changeant de la majorité comptée par têtes, mais en fait, l’arbitraire rigide de l’assemblée, de la faction, de l’individu qui détient le pouvoir public. – Sur ce principe, l’infatuation débordera hors de toutes limites. Dès la première année, Grégoire dira à la tribune de l’Assemblée constituante : « Nous pourrions, si nous le voulions, changer la religion, mais nous ne le voulons pas.» Un peu plus tard, on le voudra, on le fera, on établira celle d’Holbach, puis celle de Rousseau, et l’on osera bien davantage. Au nom de la raison que l’Etat seul représente et interprète, on entreprendra de défaire et de refaire, conformément à la raison et à la seule raison, tous les usages, les fêtes, les cérémonies, les costumes, l’ère, le calendrier, les poids, les mesures, les noms des saisons, des mois, des semaines, des jours, des lieux et des monuments, les noms de famille et de baptême, les titres de politesse, le ton des discours, la manière de saluer, de s’aborder, de parler et d’écrire, de telle façon que le Français, comme jadis le puritain ou le quaker, refondu jusque dans sa substance intime, manifeste par les moindres détails de son action et de ses dehors la domination du tout-puissant principe qui le renouvelle et de la logique inflexible qui le régit. Ce sera là l’œuvre finale et le triomphe complet de la raison classique. Installée dans des cerveaux étroits et qui ne peuvent contenir deux idées ensemble, elle va devenir une monomanie froide ou furieuse, acharnée à l’anéantissement du passé qu’elle maudit et à l’établissement du millénium qu’elle poursuit; tout cela au nom d’un contrat imaginaire, à la fois anarchique et despotique, qui déchaîne l’insurrection et justifie la dictature; tout cela pour aboutir à un ordre social contradictoire qui ressemble tantôt à une bacchanale d’énergumènes et tantôt à un couvent spartiate; tout cela pour substituer à l’homme vivant, durable et formé lentement par l’histoire, un automate improvisé qui s’écroulera de lui-même, sitôt que la force extérieure et mécanique par laquelle il était dressé ne le soutiendra plus. »
Hippolyte Taine, Les origines de la France contemporaine
1. Rousseau, Contrat social
2. Ibidem, I, 9. « L’Etat, à l’égard de ses membres, est maître de tous leurs biens par le contrat social… Les possesseurs sont considérés comme dépositaires du bien public. »
3. Rousseau, Discours sur l’Economie politique
4. Rousseau, sur le Gouvernement de Pologne
5. Rousseau, Emile
6. Morelly, Code de la nature. « A cinq ans, tous les enfants seront enlevés à la famille et élevés en commun aux frais de l’Etat d’une façon uniforme.»