Par David Gattegno
En sa qualité de parti politique, nécessairement inscrit dans les perspectives que cela implique par la force des choses, le RN (comme tous les autres partis) ne saurait avoir aucune autre préoccupation que celle « électoraliste » (nous sommes en démocratie, c’est donc le nombre de suffrages qui prime, quelque affligeant que ce soit). Sans ces préoccupations-là, le RN se trouverait ravalé au rôle frivole du « témoignage », revendiqué par les micro-organismes partisans, dont on a vu à quel point ils avaient triste mine.
On peut naturellement trouver à redire aux positions adoptées par le RN, discuter d’abondance sa stratégie, voire se montrer en désaccord avec son « flou idéologique »… Le juge de paix tient aux résultats « partisans », fatalement, puisque nous avons affaire, ici, avec un parti. Or, et en l’occurrence, lesdits résultats indiquent qu’il est le premier parti de France, un point c’est tout ! Nul ne peut faire ici le coup du revers de main méprisant.
D’un autre côté, d’aucuns pourront évoquer la Nouvelle Droite, et la prétention de celle-ci à mener une guerre longue, justifiant la mise en forme de ce que Nouvelle École voulait alors définir comme un « gramscisme de droite ». Après plus d’un demi-siècle de cette perspective plus ou moins reconduite et/ou révisée (le GRECE remonte à 1968), il ne se présente à nos yeux qu’une froide observation – « sans résultats probants » –, faite par Philippe Lallement dans un billet commentant la publication dans Je suis Français de « François Bousquet dans Le Figaro : Pourquoi le Rassemblement national ne livre-t-il pas la bataille culturelle ? » Toutefois, force est de constater encore que notre mirobolante « Nouvelle Droite » a perdu toute espèce de droitisme et fort gagné en gauchisme « alternatif » (Alain de Benoist a écrit et réécrit ces vingt ou trente dernières années que, au fond, il n’avait « jamais été de droite » – ce dont le pressentiment m’était venu dès la fin des années 1980).
La réalité bello-culturelle attachée à la Nouvelle Droite tient à ce que, en vérité, tout comme les benêts et méchants anticléricaux de caniveaux, elle ne se connaît aucun ennemi autre que la Chrétienté, d’où son infantilisme athée à prétentions « paganistes », avec cérémonies grotesques dans des burlingues capitonnés – tu parles d’une « culture », quand on n’y peut plus rien connaître, sauf à avoir la capacité intellectuelle supérieure d’un Alain Daniélou, qui est entré en shivaïsme, avec toutes les difficultés que cela représentait, d’autant plus que, à l’arrivée, il lui a fallu percevoir que le prétendu « polythéisme » déclaré par les ignorants savants orientalistes n’en était rigoureusement pas un, tout au contraire ! Sauf que, l’Orient n’a pas eu la vulgarité de fabriquer une imbécilité lexicologique du genre « monothéisme », pour cette raison que ce dont il s’agit doctrinalement a le nom sanscrit d’advaita (« non-dualité ») ou chinois de taï-chi (« grand faîte ») – mais c’est un peu compliqué pour des cervelles à seuls ressorts « culturels »…
Bon, cette dernière digression est susceptible de donner des boutons à quelques-uns… Que l’épiderme de ceux-là consente à se contenter d’une réflexion balsamique…
Revenons à cette fameuse « guerre culturelle » et disons les choses sans ambages : dans l’Occident moderne (postérieurement aux individus tels Joseph de Maistre, Louis de Bonald, Alfred de Vigny, Arthur de Gobineau, Villiers de L’Isle-Adam et quelques autres), elle n’a été menée QUE par l’Action française. Or – sur ce plan-là, du moins –, celle-ci a bien failli connaître la victoire… Mais il y a eu le dramatique épisode politique de la Deuxième Guerre mondiale, par le truchement duquel toute possibilité de « divine surprise » allait connaître les tribunaux d’exception et/ou le peloton d’exécution. Par lequel coup de grâce, en France, les partis gaulliste et communiste ont pu se livrer impunément à toutes sortes de malversations sociales, propagandes politiques, concussions économiques ET autres manipulations culturelles…
Je ne crois pas trop à l’idée de Maurice Barrès, selon laquelle ce serait une doctrine qui manquerait, pour cette raison probante que, en fait, nous l’avons : doctrine sociale de l’Église, doctrine politique de Maurras et – sapristi ! et par-dessus le marché, s’il vous plaît – nous pouvons encore en appeler à la doctrine exposée par René Guénon, laquelle nous permet d’apprendre à savoir nous conformer aux principes qui dépassent ce qu’il y a d’« humain trop humain » dans notre mental.
Il y a DEUX guerres, indissociables (« non duelles », si j’ose dire) : guerre politique et guerre culturelle. Aucune ne peut être conduite heureusement sans le concours de l’autre et – par-dessus le toujours même marché que tout à l’heure –, ce sont LES MÊMES combattants en exercice, certainement pas une pseudo-« élite culturelle » ici et de la piétaille populiste là.
Si l’on entendait se former, réellement et efficacement, à la « critique » du monde moderne selon les termes de René Guénon et dans la perspective majeure qui est la sienne, il y a lieu, pour commencer, de se reporter à Orient et Occident (Payot, 1924 ; Didier & Richard, 1930 ; à partir de 1948, dans la collection « L’Anneau d’or », à |’enseigne des éditions Véga puis, après 1987, chez Guy Trédaniel). Ce livre fut annoncé à la Une de L’Action française, sous la signature enthousiaste de Léon Daudet. Or, depuis le temps que je m’occupe beaucoup de René Guénon, je ne me rappelle pas que cet article eût trop été reproduit – il ne peut que déranger souverainement tout l’entre-soi politico-culturel, sans doute – ; moyennant quoi, je me propose ici d’en donner un fac-similé (un peu sale) et une retranscription, que j’espère appropriée.
Orient et Occident
J’ai déjà eu l’occasion de signaler à nos lecteurs les travaux philosophiques de M. René Guenon et notamment son Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues. Aujourd’hui, voici un ouvrage de lui, Orient et Occident, qui, par certaines de ses pages, touche aux plus grands problèmes du temps présent, avec une fermeté de pensée, une solidité de doctrine et une clarté d’expression mettant ce jeune auteur hors pair. C’est une surprise extraordinaire, aux temps où nous sommes, que de découvrir, sous le fatras des poncifs psychologiques et des pauvretés psychopathiques, ressassées par les disciples de Freud, de Bergson et de William James, la méditation, originale et puissante, d’un esprit hautement cultivé, en dehors de toute psychanalyse, de tout intuitivisme et de tout pragmatisme. Je ne parle pas des travaux de nos actuels sorbonnards – j’en lisais récemment un sur le langage, d’une indigence, à pleurer – qui cherchent simplement à concilier les oscillations de la politique parlementaire avec les failles de leur propre réflexion. Nul n’ignore, en effet, que nous avons, depuis Emmanuel Kant une ‘métaphysique’ démocratique, et depuis Herbert Spencer, une ‘logique’ radicale. Quant à saint Thomas d’Aquin, il est en exil, dans les Ordres religieux, et Aristote est devenu suspect, en raison même d’une métaphysique préchrétienne.
L’ouvrage de M. Guénon – dont je vous recommande la lecture – s’apparente au fameux. Antimoderne de Jacques Maritain, autour duquel fut organisé, dans une presse avant tout respectueuse des lois laïques et du dogme du progrès et de l’évolution, une si belle conjuration du silence. Comme Maritain, en effet, M. Guénon est un homme dangereux qui ne fait pas ses dévotions successives aux divers fétiches et aux idoles de bois par le chemin desquels on arrive aux honneurs, aux croix et aux Académies surtout, ces dépotoirs de la servilité intellectuelle, plus encore que de la servilité administrative. S’il continue de la sorte, il ne siégera jamais aux côtés, ou à la suite, du petit rat hébreu, clignotant et chauve, qui fait les délices des salonnards et auquel nous devons L’Évolution créatrice. Il devra renoncer à la considération du baron Ernest Seillière et à la poignée de main de Millerand [Alexandre], ce ‘chef grand’ entre les grands, proposé par La Croix de Haute-Savoie à l’admiration des fidèles, et aussi de ces religieux qu’il a si fructueusement dépouillés ! Le Quotidien dénoncera en lui un adversaire des institutions démocratiques, que le pays s’est librement données, et Herriot le bannira de sa Bonté [avec un grand B].
N’attendez pas de moi une analyse critique d’Orient et Occident, qui est lui-même un ouvrage critique, je le répète, d’une exceptionnelle pénétration et où abondent les horizons nouveaux. La constatation double que fait M. Guénon, et que tout homme attentif et cultivé peut faire avec lui, doit être ainsi résumée :
- L’Occident est placé, depuis les Encyclopédistes, et, au-delà, depuis la Réforme, dans un état d’anarchie intellectuelle qui est une véritable barbarie.
- Sa civilisation, dont il est si fier, repose sur un ensemble de perfectionnements matériels et industriels – qui multiplient les chances de guerre et d’invasion – sur un soubassement intellectuel et moral assez faible, sur un soubassement métaphysique nul.
Par des voies différentes, j’étais arrivé à une conclusion analogue dans l’examen du stupide XIXe siècle ; mais mon ignorance de la philosophie orientale – que possède à fond M. Guénon – ne m’avait pas permis de dresser le redoutable parallèle qu’il nous expose. Il en ressort, sans qu’il l’exprime de façon positive, que l’Occident est menacé, plus du dedans, je veux dire par sa débilité mentale, que du dehors, où cependant sa situation n’est déjà pas si sûre. Valois, dans ses anticipations sur la propagande bolcheviste chez les Musulmans et aux Indes, avait déjà fait la même remarque. Comme il arrive, cette débilité mentale s’accompagne d’une jactance et d’une outrecuidance à nulles autres pareilles. Il faudra, comme modèle du genre, que je me procure le texte exact [pour le citer ici] de l’un des êtres les plus rusés, les plus niais, les plus serviles que j’aie connus : Paul Hervieu, membre de l’Académie française, naturellement ; lequel, à la veille de la guerre annonça officiellement à l’Association des Étudiants que la démocratie, fille de la Révolution française, apportait au monde, et notamment à l’Europe, phare des peuples, la paix et la fraternité universelles. Le tout, accompagné de considérations philosophiques empruntées à des auteurs chefs – dirait La Croix de Haute-Savoie – tels que Léon Bourgeois, Alexandre Millerand et aussi cet étonnant Renouvier, fléau de notre jeunesse, qui découvrit une métaphysique chez Victor Hugo ! L’œuvre de Paul Hervieu est nulle et déjà oubliée ; mais ce texte significatif peut être cité, comme un bon résumé de cet évangile de l’Absurde, professé et promulgué par les têtes flasques de salon, de Sorbonne, de presse et d’Académie à la veille de la première grande tuerie du XXe siècle… en attendant les autres.
Après avoir examiné la question du prétendu ‘progrès’ intellectuel et matériel dans la civilisation d’Occident, M. Guénon en arrive à l’examen du ‘progrès’ moral, et le passage suivant définit bien sa manière concise et précise :
« Pour ce qui est de la conception du progrès moral, elle représente l’autre élément prédominant de la mentalité moderne, nous voulons dire la sentimentalité ; et la présence de cet élément n’est point pour nous faire modifier le jugement que nous avons formulé en disant que la civilisation occidentale est toute matérielle. Nous savons bien que certains veulent opposer le domaine du sentiment à celui de la matière, faire du développement de l’un une sorte de contrepoids à l’envahissement de l’autre et prendre pour idéal un équilibre aussi stable que possible entre ces deux éléments complémentaires. Telle est peut-être, au fond, la pensée des intuitionnistes qui, associant indissolublement l’intelligence à la matière, tentent de s’en affranchir à l’aide d’un instinct assez mal défini ; telle est plus sûrement encore celle des pragmatistes, pour qui la notion d’utilité, destinée à remplacer celle de vérité, se présente à la fois sous l’aspect matériel et sous l’aspect moral ; et nous voyons encore ici à quel point le pragmatisme exprime les tendances spéciales du monde moderne, et surtout du monde anglo-saxon qui en est la fraction la plus typique. En fait, matérialité et sentimentalité, bien loin de s’opposer, ne peuvent guère aller l’une sans l’autre et toutes deux acquièrent ensemble leur développement le plus extrême ; nous en avons la preuve en Amérique où, comme nous avons eu l’occasion de le faire remarquer dans nos études sur le théosophisme et le spiritisme, les pires extravagances pseudo-mystiques naissent et se répandent avec une incroyable facilité, en même temps que l’industrialisme et la passion des ‘affaires’ sont poussés à un degré qui confine à la folie ; quand les choses en sont là, ce n’est plus un équilibre qui s’établit entre les deux tendances, ce sont deux déséquilibres qui s’ajoutent l’un à l’autre et, au lieu de se compenser, s’aggravent mutuellement. La raison de ce phénomène est facile à apercevoir : là où l’intellectualité est réduite au minimum, il est tout naturel que la sentimentalité prenne le dessus ; et d’ailleurs celle-ci, en elle-même, est fort proche de l’ordre matériel : il n’y a rien, dans tout le domaine psychologique, qui soit plus étroitement dépendant de l’organisme, et, en dépit de M. Bergson, c’est le sentiment, et non l’intelligence, qui nous apparaît comme lié à la matière. Nous voyons bien ce que peuvent répondre à cela les intuitionnistes : l’intelligence telle qu’ils la conçoivent est liée à la matière inorganique (c’est toujours le mécanisme cartésien et ses dérivés qu’ils ont en vue) ; le sentiment l’est à la matière vivante, qui leur paraît occuper un degré plus élevé dans l’échelle des existences. Mais, inorganique ou vivante, c’est toujours de la matière, et il ne s’agit jamais là-dedans que des choses sensibles ; il est décidément impossible à la mentalité moderne, et aux philosophies qui la représentent, de se dégager de cette limitation. À la rigueur, si l’on tient à ce qu’il y ait là une dualité de tendances, il faudra rattacher l’une à la matière, l’autre à la vie, et cette distinction peut effectivement servir à classer d’une manière assez satisfaisante les grandes superstitions de notre époque ; mais, nous le répétons, tout cela est du même ordre et ne peut se dissocier réellement ; ces choses sont situées sur un même plan, et non superposées hiérarchiquement. Ainsi, le ‘moralisme’ de nos contemporains n’est bien que le complément nécessaire de leur matérialisme pratique ; et il serait parfaitement illusoire de vouloir exalter l’un au détriment de l’autre, puisque, étant nécessairement solidaires, ils se développent tous deux simultanément et dans le même sens, qui est celui de ce qu’on est convenu d’appeler la civilisation. »
Voilà ce que j’appelle de la saine critique. Lisez Orient et Occident et retenez le nom de M. René Guénon.
Léon Daudet
Mais ce n’est pas tout à fait tout, si je puis me permettre. Je connais bien les objections qui me sont régulièrement faites, comme quoi, tout cela n’ouvre pas sur une solution politique… Outre qu’il faudrait savoir sur quel terrain on se place, celui « culturel » ou celui « partisan », et cesser de passer de l’un à l’autre selon les commodités psychologiques de chacun, il y a lieu de démontrer par les faits écrits que le recours aux Principes est tout à fait apte au « moins », puisque le « plus » est en son pouvoir… J’en donne pour illustration un passage d’Orient et d’Occident (pp. 114-115). Avant de le citer, je rappelle que, en 1924, si l’on pouvait fantasmer autour d’un « péril jaune », allégorie verbale de l’éventualité d’une domination des peuples asiatiques, capables alors de gouverner le monde, en revanche, sauf le darwinisme social auquel cela obéissait, rien de bien positif ne pouvait servir de carburant à cette idée, laquelle perdit progressivement de son intensité quelques années à peine après avoir été émise. Bref, en 1924, on ne devait plus en parler.
René Guénon estime que le seul péril couru par l’Occident est celui de « dangers très réels qui ne sont point ceux auxquels il croit ». Il en appelle à la constitution d’une « élite » (une authentique, pour le coup, c’est-à-dire qu’elle est intellectuelle, non seulement « culturelle », et dire « intellectuelle », pour René Guénon, signifie relation avec le métaphysique. Voilà, selon lui, « le seul moyen de sauver de la civilisation occidentale, au moment voulu, tout ce qui pourrait en être conservé, c’est-à-dire tout ce qu’elle peut avoir d’avantageux sous quelques rapports et de compatible avec l’intellectualité normale, au lieu de la laisse disparaître totalement dans quelqu’un de ces cataclysmes dont nous indiquions la possibilité au début du présent chapitre, sans d’ailleurs vouloir risquer en cela la moindre prédiction. Surtout, si une telle éventualité venait à se réaliser, la constitution préalable d’une élite intellectuelle au vrai sens de ce mot pourrait seule empêcher le retour à la barbarie […] ». Et voilà qu’il ajoute quelque chose qui, à la date du livre ne devait probablement trop marquer les esprits : « […] si cette élite avait eu le temps d’agir assez profondément sur la mentalité générale, elle éviterait l’absorption ou l’assimilation de l’Occident par d’autres civilisations, hypothèse moins redoutable que la précédente [celle des cataclysmes], mais qui présenterait cependant quelques inconvénients au moins transitoires, en raison des révolutions ethniques qui précéderaient nécessairement cette assimilation ».
Et voilà René Guénon devenu « initiateur » du grand remplacement, ce qui est pour le moins assez cocasse…
Il serait bon que tout un chacun d’entre nous médite ces quelques paroles, accorde toute confiance à l’appréciation du grand Léon Daudet et consente à lire sérieusement René Guénon, en commençant « politiquement », par Orient et Occident, peut-être bien…