Par Louis-Joseph Delanglade*
L’incident d’Ankara nous rappelle toute l’importance du protocole : la forme est la partie visible du rapport des forces, ce qu’ont appris à leurs dépens Mme von der Leyen et M. Michel, lors de leur rencontre avec M. Erdogan.
La photo de la pauvre Ursula debout, esseulée et interdite quelques longues secondes, nous renvoie à l’affaire du tabouret de Charles Olier, marquis de Nointel, ambassadeur de Louis XIV à Constantinople.
A l’époque de l’Empire ottoman, le Grand vizir recevait en audience des ambassadeurs qui avaient droit à un tabouret en contrebas de l’estrade où il trônait. Nointel n’accepta pas que son tabouret ne fût pas placé à côté du Grand vizir, sur un pied d’égalité, comme il convenait pour les représentants du Sultan et du roi de France. Nointel chercha donc à mettre à la bonne place le tabouret destiné selon l’usage à son séant d’ambassadeur puis, devant l’hostilité de ses hôtes, jugea plus prudent de se retirer. Cela lui valut quelques ennuis en Turquie mais surtout le mécontentement d’un Louis XIV qui lui tiendra rigueur de n’avoir pas su s’imposer.
Louis XIV savait comment il fallait en user avec la Sublime Porte. Mais quel chef d’Etat tancera Mme von der Leyen et M. Michel pour leur médiocrité ? D’ailleurs, de quel chef d’Etat sont-ils les représentants ? Et, en conséquence, que pèsent pour M. Erdogan, un Président du Conseil européen et une Présidente de la Commission européenne ? Celle-ci affirmait avec grandiloquence dès 2019 : « Nous devons être une commission géopolitique ». Encore faudrait-il en manifester les compétences les plus élémentaires. Pour justifier l’un et l’autre leur passivité face à la mise en scène de M. Erdogan, ils ont affirmé tous deux avoir choisi de privilégier « la substance » (sic). Leur verbiage de bureau-technocrates bruxellois ne trompe personne, et surtout pas M. Erdogan. Et la désormais fameuse photo d’Ankara ne fait que souligner « la naïveté de ces gens qui croient qu’ils gouvernent et ne sont que des gestionnaires sans envergure. » (Céline Pina, Le Figaro)
Dans le différend entre l’U.E. et la Turquie, c’est manifestement M. Erdogan qui a l’avantage. Ayant toujours eu l’initiative, il a réduit l’U.E. à la défensive et, pis, à rechercher à tout prix, par pure faiblesse, l’accord souhaité par lui-même. M. Erdogan a, pour des raisons qui lui sont propres, adopté une attitude hostile et agressive (vis-à-vis de Chypre et de la Grèce, en Syrie et en Libye, dans sa gestion des immigrations – turque en Europe et proche-orientale en Turquie -, etc.), conforté en cela par le dissensus franco-allemand et la paralysie chronique de l’U.E. A la suite de l’élection de M. Biden, comprenant que ce démocrate interventionniste lui laisserait moins de latitude, il opère un changement tactique vis-à-vis de l’U.E. dont il fait mine de vouloir se rapprocher. Divine surprise pour des Bruxellois qui, trop contents de n’avoir rien à entreprendre contre la Turquie, s’empressent de lui donner satisfaction. D’où ce voyage à Ankara avec deux cadeaux pour M. Erdogan : un chèque de six milliards d’euros pour le renouvellement de l’accord de 2016 sur les réfugiés syriens et une modernisation de l’Union douanière avec la Turquie, vitale pour l’économie turque.
La partie turque prétend que le protocole a été respecté. Oui, si on considère que M. Michel doit effectivement avoir le pas sur Mme von der Leyen. Cependant, avoir relégué celle-ci sur un sofa, même rebaptisé canapé ou divan, en face du ministre turc des Affaires étrangères, constitue bel et bien un camouflet. Certain(e)s ont voulu se complaire dans de ridicules récriminations féministes, prêtant à M. Erdogan des obsessions qui ne sont certainement pas les siennes. Tout au plus fait-il coup double, mais l’essentiel du message est clair : nous vous traitons comme vous méritez de l’être. La preuve : vous n’avez pas protesté (rappelons que Nointel avait au moins eu le courage de se retirer). Vous êtes donc bien à notre merci.
*Agrégé de lettre, rédacteur JSF.