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Maurrassisme « intra-muros » et maurrassisme « hors les murs »

Voici la troisième des cinq rubriques extraites de l’éditorial de CHRISTIAN FRANCHET D’ESPÈREY, du n° 58 de la Nouvelle Revue Universelle, fondée par Jacques Bainville en 1920.

Il y a d’abord ce que Philippe Lallement appelle l’extension du maurrassisme « intra-muros », qui correspond au travail effectué à l’intérieur de la mouvance maurrassienne, dans le sillage de Boutang et de Debray. Dans ce registre, au premier rang des noms à citer, vient Gérard Leclerc. A plus d’un titre : d’abord pour son rôle dans les instances des organisations héritières de l’Action française ; également pour ses chroniques depuis un demi-siècle dans la presse royaliste, qui constituent une véritable encyclopédie critique des idées contemporaines ; enfin comme auteur, dès 1974, d’Un autre Maurras, un ouvrage qui pour la première fois faisait ressortir l’existence d’une anthropologie maurrassienne, et dont on espère – pardon, dont on attend non sans impatience ! – une prochaine réédition ! Motif supplémentaire de citer Gérard Leclerc : c’est lui qui ouvre notre dossier sur le nouvel âge du maurrassisme, avec une étude historique truffée de souvenirs personnels sur le legs de l’Action française. Il y montre que ce n’était pas un mouvement politique comme les autres : pour l’Action française, la politique, c’est beaucoup plus que la politique – pour la raison même qui faisait dire à Pascal que l’homme passe infiniment l’homme. La politique de l’Action française, c’est la défense de la civilisation, c’est la défense de l’homme.

Or qui ne voit que la société s’est laissé gagner par un matérialisme nihiliste qui, dans sa cécité, a complètement évacué cette idée que l’homme, c’est beaucoup plus que l’homme ? Sur ce point, le message maurrassien prend une force singulière : il détient une clé qui lui permet de composer les mystères de l’origine et de la fin de l’homme avec la simple, modeste, mais indispensable raison politique. Pierre Boutang et Pierre Debray ont joué ici un rôle capital. La Nouvelle Revue universelle, rappelons-le, a tenu le sien en leur consacrant des numéros spéciaux, ainsi que divers articles, la plupart encore disponibles.

A côté de ce maurrassisme intra-muros s’est développé une sorte de « maurrassisme hors-les-murs » : un certain nombre de personnalités, philosophes, historiens, journalistes… – acceptent désormais de débattre publiquement de la pensée de Maurras, ce qui était, encore il y a peu, impensable. Leurs approches peuvent être très critiques – preuve supplémentaire de la nécessité d’apurer, d’une manière absolument convaincante, les questions litigieuses –, mais la grande détresse de la pensée contemporaine commence à entr’apercevoir qu’il y a peut-être dans les intuitions de Maurras une chose que personne n’escomptait : une planche de salut pour notre civilisation livrée à une errance sans foi ni loi, sans feu ni lieu, sans fin ni lien.

L’entretien d’Alain Finkielkraut avec Michel De Jaeghere et Martin Motte est, à cet égard, significatif. Les deux invités, tout en gardant prudemment les réserves critiques habituelles à l’égard de Maurras, prennent globalement (et brillamment) sa défense. Ils aimeraient ne pas s’étendre trop longuement sur l’antisémitisme, estimant à juste titre que, sur ce sujet, il y a plus important à dire. Mais Finkielkraut, au sionisme à la fois mesuré et déterminé, veut aller au bout des choses : les positions antisémites de Maurras peuvent-elles être considérées comme de simples « scories » ?

Il refuse de l’admettre, mais ne reprend pas le mot qu’il avait eu avec Olivier Dard et François Huguenin en 2015 : « Maurras est insauvable. »

À l’inverse, quand il cite tout le début de La Politique naturelle – « Le petit poussin brise sa coquille… Peu de choses lui manque… Mais le petit homme ? » – c’est avec une admiration et dans un accord d’esprit manifestes. Encore récemment, on l’a entendu expliquer pourquoi il se considérait d’abord comme « un héritier »… Forte affirmation ! Mais à qui donc l’a-t-il empruntée ?

C’est un « maurrassisme hors-les-murs » d’une tout autre nature qui apparaît dans l’entretien d’Éric Zemmour avec Marion Maréchal que l’on peut lire page 73. Le maurrassisme que l’on est en droit de prêter au général de Gaulle – avec toutes les réserves qui s’imposent –, est un maurrassisme caché, secret, inavoué – et en réalité volé. On retrouve ici Edgar Poe et sa fameuse « lettre volée », rendue à la fois visible et invisible en étant clairement exposée, à peine maquillée, au premier plan, au vu et au su de tous, alors que personne ne la voit… Tel un receleur, De Gaulle a toujours caché ce maurrassisme dont il a tiré un profit considérable tant dans sa politique étrangère que dans sa pratique institutionnelle. Avec, un temps, la complicité de Maurras lui-même qui, dans l’immédiat avant-guerre, évitait de trop le citer pour ne pas le compromettre ! On sait que de Gaulle trempait son maurrassisme dans une forte dose de machiavélisme, ce qui fait dire à Zemmour qu’il fut à Maurras ce que… Lénine fut à Marx ! Formule plutôt baroque, mais où il est loisible de discerner une part de vérité…

Il faut encore noter le développement, depuis une dizaine d’années, d’une maurrassologie « savante », à travers des colloques universitaires renouant avec ceux de Victor Nguyen des années 70-80 – principalement ceux organisés par Olivier Dard et Michel Grunewald à l’université Paul Verlaine de Metz, ou celui du Cercle de Flore, dirigé par Axel Tisserand en 2012 (Charles Maurras 60 ans après, Téqui, 2013).

Plutôt discrets, ces travaux conduisirent aussi à des œuvres plus éclatantes comme la correspondance Maurras-Penon éditée par Tisserand (Dieu et le roi, Privat, 2007), le Maurras de Stéphane Giocanti (Flammarion, 2008), le Cahier de l’Herne de Giocanti et Tisserand (2011), le Maurras d’Olivier Dard (Armand Colin, 2013), et quelques autres titres, dont l’anthologie « Bouquins » de Martin Motte en 2018 et, en 2019, Actualité de Maurras de Tisserand et le livre de Michel Grunewald déjà cité.

Bibliographie quantitativement encore modeste, et tournant autour de quelques auteurs, mais qui, par son contenu, témoigne déjà d’un renouvellement en profondeur du regard porté sur Maurras par des esprits très divers.

CHRISTIAN FRANCHET D’ESPÈREY, rédacteur en chef de la Nouvelle Revue Universelle

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