Par Jean Charpentier
Qui connaît l’île de la Passion ? Assurément peu de monde. Il s’agit pourtant d’une possession française de première importance plus connue sous le nom de Clipperton. Cet îlot du Pacifique nord est le premier territoire marin de notre pays, perdu dans l’océan et situé à plus de mille kilomètres des côtes du Mexique. Son administration a une adresse, rue Oudinot, Paris VIIe ! Clipperton est une terre oubliée. Or, fin avril dernier, le sémillant Donald Trump a signé un décret permettant aux entreprises américaines d’exploiter les ressources minérales des fonds marins, y compris dans les eaux internationales. Cette décision, en contradiction avec le droit international, a suscité l’intérêt d’une entreprise qui a déposé, dès le lendemain, un premier permis d’exploitation auprès de l’administration américaine. Cette autorisation lui permet désormais d’exploiter les nodules polymétalliques – c’est-à-dire des roches gorgées de minéraux – dans la zone de Clarion-Clipperton dans l’Océan Pacifique, à proximité directe de l’île française.
À Paris, nul ne réagit sauf un brave sénateur du Tarn qui fit le voyage vers l’île oubliée il y a plusieurs années. Avec sa zone économique exclusive qui est de 435 000 km2 (à titre de comparaison, la zone économique exclusive de la France hexagonale est de 345 000 km2), on comprend que cette région attire bien des convoitises, surtout au moment où on parle beaucoup de « terres rares ». D’ailleurs, les Américains ne sont pas les seuls à s’intéresser à Clipperton, les Chinois ont déjà manifesté leur intérêt et leur sollicitude pour cette île esseulée.
Pour mémoire, l’île de la Passion-Clipperton est abordée en 1711 par Martin de Chassiron, un vendredi Saint, et elle fait son apparition sur les cartes marine vers 1760. Elle devient française en 1858 quand Victor Édouard Le Coat de Kerveguen en prend possession, ce que confirme Napoléon III. Les disputes de souveraineté sur cette île inhabitée, avec le Mexique et les États-Unis, sont intermittentes jusqu’à un arbitrage international demandé à l’Italie en 1931. Victor-Emmanuel III confirme la possession française de l’île, ce que le Mexique ne reconnaît qu’en 1959. Deux conditions avaient prévalu : une présence française attestée en 1858 et la publicité internationale de la souveraineté sur l’instant qui fut rapportée dans la presse locale du royaume d’Hawaï. Voilà ce qui en est pour le droit.
Bien entendu, les Américains tentèrent d’annexer l’île en 1944. Des missions scientifiques partent de Californie dans les années 1950. Ce n’est qu’en 1966 que la France installe des savants chargés de mesurer les retombées radioactives de nos essais nucléaires en Polynésie. Mais depuis 1969, l’île est rendue à ses volatiles. Plus tard, le Mexique a reçu un droit de pêche, sans aucun contrôle bien entendu. Clipperton tombe dans l’oubli de l’administration française.
Quand, en 2010, l’explorateur français Jean-Louis Étienne arrive sur place, il constate un désastre. L’île est envahie par les rats apportés par les bateaux de pêche ou amenés par les débris laissés en mer par toutes sortes de navires. Les rongeurs trouvent leur bonheur dans l’énorme masse de détritus ramenés vers l’atoll par les vents du Pacifique.
Voilà pour le tableau général. Maintenant que faire ? Une frégate passe symboliquement une fois par an pour réaffirmer la souveraineté française. Cela n’est guère en mesure d’arrêter les ambitions des uns et des autres.
Notre sénateur fait des propositions qui semblent tenir du bon sens. Il faut mettre un terme à la gratuité au droit de pêche mexicain. Nettoyer l’île afin que quelques Chinois n’arguent de l’impératif écologique pour jouer les « Monsieur Propre » et s’y installent solidement. Enfin, plus généralement, la France doit revoir sa présence et sa stratégie dans le Pacifique.
Les chiffres donnés suffisent à en montrer l’incohérence : « Il y a 40 ans nous avions 15 000 personnels en force de souveraineté, c’est-à-dire les forces qui sont déployées dans les départements et collectivités d’outre-mer. Désormais, il y en a entre 7 et 8 000. De même, il y a une quinzaine de bases de l’armée de l’air en France, toutes dans l’Hexagone, aucune en outre-mer. Quant à la Marine nationale, plus de 90% des moyens, en tonnage, sont dans l’Hexagone alors que 97,5% de notre zone économique exclusive se situe en outre-mer ».
Dans un Océan Pacifique où Américains, Chinois, Russes, Canadiens et Indonésiens entendent jouer un rôle essentiel dans les temps qui viennent, peut-être avons-nous une partition propre à jouer, héritée de notre passé maritime. L’île de la Passion-Clipperton est un test de souveraineté pour la France, tout comme Mayotte. Son abandon serait lourd de signification.


