« Habemus papam » : l’élection récente du nouveau souverain pontife nous fournit l’occasion d’évoquer le bilan de son prédécesseur, François, et de rappeler le souvenir d’un autre pape, Léon XIII.
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par Jean-Philippe Chauvin
Le pape dont Léon XIV a repris le nom fut en effet celui du temps de l’industrialisation et de l’encyclique RerumNovarum, sans oublier qu’il fut aussi, pour des raisons d’abord politiques et diplomatiques, le pape du Ralliement, de cette acceptation d’une République qui n’en sera guère reconnaissante à l’Église de France et pas plus favorable aux ouvriers que défendait son encyclique… Au-delà de ces éléments historiques, Léon XIV, à peine investi de la charge pontificale, semble s’engager sur la voie de ces deux prédécesseurs, mais sans négliger les nouveaux enjeux contemporains qui s’affirment et s’imposent dans un monde incertain et, sans doute, périlleux…
Au-delà des polémiques religieuses, qui ne sont pas de notre ressort, que peut-on retenir du pape François ? Sans aucun doute l’encyclique Laudato Si’, qui a valorisé la notion d’écologie intégrale, chère aux royalistes, et qui a relancé l’intérêt pour la défense de la vie sous toutes ses formes, y compris les plus fragiles ou fragilisées par la société de consommation, ce véritable système de consumation des richesses de la nature, flore comme faune, paysages comme milieux. Relire cette encyclique, publiée en 2015 quelques mois avant la fameuse Cop21 à Paris, m’apparaît comme le meilleur moyen de saisir cette préoccupation écologique qui n’est pas neutre, loin de là, dans une société de consommation et de croissance qui oublie (et fait surtout oublier aux consommateurs) les limites productives et vitales de la Terre. En évoquant une possible et nécessaire décroissance pour les pays du Nord, lieux premiers de l’expansion de cette société oublieuse de ses devoirs envers la Création, le feu pape a osé braver les grands principes du libéralisme économique, reprenant et valorisant ce qui est un message fort de l’Église depuis Léon XIII et son encyclique Rerum Novarum, ce refus d’un capitalisme sans entraves qui considère l’homme comme un simple individu solitaire (et non plus solidaire) au milieu des masses, possiblement exploitable sans fin ou exploiteur sans répit… De plus, en rendant aux éléments de la Création, végétaux comme animaux, paysages comme vivants, leur véritable dimension respective et leur place, pleines et entières sans être exclusives, le pape François a été un écologiste intégral conséquent, et il a su ranimer parmi les catholiques (et au-delà d’eux-mêmes) un esprit traditionnel rappelant toute l’importance de la transmission et de la préservation des héritages environnementaux.
Mais, un autre aspect de sa politique a suscité l’intérêt chez les royalistes sociaux que nous revendiquons d’être : son souci des pauvres, de ceux que notre société du spectacle et de l’avoir méprise comme des perdants qu’ils seraient, comme si l’argent était la seule valeur acceptable et la première des richesses. Le pape François n’a eu de cesse de rappeler que si l’argent peut être parfois un bon serviteur, il est toujours un mauvais maître, comme le soulignent les évangiles et nombre d’écrivains catholiques, de Léon Bloy à Georges Bernanos, en passant par Jacques Maritain qui rêvait carrément d’une société sans argent. Mais ce souci des pauvres n’est-il pas lui-même l’un des fondements de l’Eglise et la motivation de nombre de ceux que l’on qualifie de « catholiques sociaux » et qui, en France, ont souvent (mais pas exclusivement, loin de là) été royalistes à l’image d’Alban de Villeneuve-Bargemont, de René de La Tour du Pin ou encore de Mgr de Cabrières ? Le pape François a longuement insisté sur la nécessité de la justice sociale et sur celle du partage des richesses, de leur meilleur usage, mais aussi sur le refus de leur privatisation entre les mains de quelques oligarques. Pour autant, il n’a pas méconnu l’importance du travail comme source de revenu, qu’il a souhaité, pour tous, équitable : un message qui surprend ceux qui ont oublié les préceptes chrétiens sur le service des autres, mais qui trouve un écho favorable chez les royalistes sociaux pour qui le travail, par lui-même, doit plus rapporter que les simples rentes de propriétaires, aussi honorables soient-ils.
Bien sûr, d’autres propos et actes du feu pape peuvent être critiquables et je ne partage guère sa conception de la globalisation qui se marque, parfois, par une certaine défiance à l’égard des frontières et des nations et par une valorisation injustifiée des revendications des pays du Sud au détriment des peuples du continent européen. Est-ce une raison pour oublier le meilleur de ce qui est dans son discours et dans sa pensée ? Après tout, Maurras a lui-même jadis répondu à cette question quand il affirme, calmement mais fermement : « La vraie tradition est critique, et faute de ces distinctions, le passé ne sert plus de rien, ses réussites cessant d’être des exemples, ses revers d’être des leçons. (…) Dans toute tradition comme dans tout héritage, un être raisonnable fait et doit faire la défalcation du passif »… Ainsi soit-il !
Le nouveau pape élu au début du mois de Mai (le mois de Marie, pour les catholiques) a choisi le nouveau patronyme de Léon XIV, et ce n’est évidemment pas anodin si l’on se souvient de l’engagement du pape Léon XIII : icelui fut le pape de la question sociale et ouvrière à la fin du XIXe siècle et son encyclique, tardive (trop ?), affirme l’intérêt de l’Eglise institutionnelle pour les classes laborieuses exploitées, esclavagisées même, par des classes bourgeoises libérées, en France, des contraintes et des règles des corporations par la Révolution française et les lois libérales de 1791 : le décret d’Allarde, devenue loi, supprime toutes les protections du monde des ouvriers (pas encore constitués en classe ouvrière) en abolissant les corporations professionnelles, tandis que la sinistre loi Le Chapelier interdit la grève et les coalitions ouvrières qui contesteraient cette nouvelle loi économique du « laissez faire, laissez passer », au nom d’une Liberté du travail qui n’est rien d’autre que la liberté de l’argent sur le travail et les travailleurs de base. Très tôt en France, les royalistes se firent sociaux, et c’est même le roi Louis XVIII qui, d’une certaine manière, contourna cette fameuse loi d’airain du libéralisme triomphant en redonnant aux travailleurs le repos dominical, par un édit royal de juin 1814 sur la « sanctification du dimanche »… Mais la préoccupation sociale de quelques catholiques royalistes fut généralement limitée par la peur d’une subversion sociale et par la logique d’un siècle (« le stupide XIXe siècle », dira Léon Daudet) qui privilégia le développement industriel et économique à la condition ouvrière : la croissance économique, indéniable, se fit en écrasant les producteurs de base, ouvriers comme artisans. « Un mal nécessaire », pensèrent nombre de contemporains de l’industrialisation, et c’est le même sentiment qui, aujourd’hui, anime les populations des pays du Sud, qu’elles soient exploiteuses ou exploitées ! Ce sont des royalistes sociaux français qui inspirèrent l’encyclique pontificale de Léon XIII : René de La Tour du Pin et Albert de Mun principalement, mais si le pape s’en prend au libéralisme, sans doute ne va-t-il pas aussi loin que le premier cité le préconisait, au risque de rendre le message trop modéré aux yeux des populations ouvrières elles-mêmes, fatiguées d’attendre une véritable amélioration de leur condition en régime capitaliste. Si Rerum Novarum apparaît comme la réponse officielle et solennelle de l’Église à la question sociale et ouvrière, elle n’aura malheureusement pas les effets bénéfiques que l’on aurait pu en attendre, parce que Marx est déjà passé par là et que le drapeau rouge, désormais, monopolise (ou presque) le désir ouvrier de changement. Les royalistes sociaux conséquents en auront sans doute la prescience et, en définitive, accorderont moins de crédit à une encyclique sociale signée à Rome qu’à la célèbre Lettre sur les ouvriers publiée par le comte de Chambord (Henri V de jure) plus d’un quart de siècle auparavant.
Pour autant, et malgré les remarques précédentes, il n’est pas inintéressant que le nouveau pape se place dans la lignée de Léon XIII, et ses premières déclarations furent d’ailleurs pour revendiquer cette filiation doctrinale et sociale, tout en la replaçant dans le contexte contemporain qui n’est pas exactement celui du XIXe siècle de Léon XIII. « L’Église offre à tous son héritage de doctrine sociale, pour répondre à une autre révolution industrielle et aux développements de l’intelligence artificielle, qui posent de nouveaux défis pour la défense de la dignité humaine, de la justice et du travail. » Effectivement, il semble bien que le monde de 2025 soit en train d’achever sa transition numérique, celle-là même qui a été accélérée par la crise sanitaire de 2020, et que la bascule dans un monde techno-dépendant soit désormais une réalité qu’il est difficile de nier (même si l’on peut s’en chagriner…), avec des effets délétères sur l’emploi et sur la condition ouvrière, et au-delà sur le sort de tous ceux qui produisent, comme l’évoquent quelques articles, encore peu nombreux, sur les nouveaux modes d’exploitation des petites mains des entreprises mondialisées qui produisent de quoi répondre aux besoins de plus en plus pressants de consommateurs avides : la société de consommation et de loisirs se renforce encore avecla numérisation, créant de nouveaux désirs, de nouvelles tentations, et étouffant de possibles révoltes sous la double pression de ce « besoin de consommer » qui semble inhérent à l’individu contemporain (Homo consumans…) et du contrôle social, facilité et étendu à tous les moments de la vie et à tous (ou presque) les espaces comme à toutes les personnes de nos sociétés de haute technicité… Le globalitarisme s’étend, avec la complicité d’un pays légal mondial fasciné par les possibilités (bonnes ou mauvaises, d’ailleurs…) de l’Intelligence Artificielle dont il n’est pas certain qu’elle soit forcément une bonne nouvelle, sinon pour les hommes, du moins pour les libertés si, par malheur, elle venait à dominer entièrement le champ social et de l’économie au lieu de n’être qu’un moyen au service des hommes. « Un monde gagné par la technique est un monde perdu pour la liberté » : l’inquiétude légitime de Bernanos ne doit pas, en tout cas, être un obstacle, mais bien plutôt une incitation à user « même de l’IA » pour garantir, d’abord et malgré tout, « la défense de la dignité humaine, de la justice et du travail », comme le souhaite Léon XIV. Mais sans doute faudra-t-il aller plus loin que la rédaction ou la diffusion d’une encyclique : n’est-ce pas, aussi et surtout, un défi formidable pour une Action française du XXIe siècle ?


