Dans le conflit transfrontalier entre le Cambodge et la Thaïlande, deux royaumes rivaux depuis plus d’un siècle, la France est interpellée : par loyauté historique, par héritage diplomatique et par engagement francophone, elle ne peut rester neutre ! Soreasmey de Khemara explique ici pourquoi le Cambodge mérite clairement le soutien de notre pays.
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Par Soreasmey de Khemara
Au printemps 2025, la fragile paix a cédé le pas aux armes. Des explosions de mines, des escarmouches, puis une intensification majeure des combats ont rapidement embrasé la frontière. L’artillerie lourde a été employée des deux côtés et, fait inédit, la Thaïlande a déployé pour la première fois ses avions de chasse. Le bilan est lourd : plus de quarante morts, plus de trois cents blessés et près de trois cent mille civils déplacés vers des camps ou des provinces plus sûres. Pourtant, militairement, les positions n’ont pas changé et aucune avancée territoriale significative n’a été enregistrée. La guerre s’est alors déplacée sur un autre champ : celui des images et des mots. Les réseaux sociaux ont été saturés d’images chocs et de discours nationalistes, accompagnés d’appels aux boycotts économique et culturel. Un cessez-le-feu fragile a finalement été imposé, surveillé par les observateurs de l’ASEAN, mais il doit surtout à l’intervention directe du président Donald Trump, qui a personnellement appelé les deux Premiers ministres pour exiger la désescalade. Cette initiative, largement commentée dans la presse régionale, a contraint les militaires de Bangkok à freiner leur surenchère nationaliste, ouvrant la voie à la trêve actuelle et vaut aujourd’hui à Donald Trump d’avoir été officiellement proposé par le Cambodge pour le prix Nobel de la paix.
Dans cette guerre médiatique, le Cambodge est souvent caricaturé côté thaïlandais comme un simple « vassal de la France ». Loin d’être anodin, ce discours montre à quel point l’héritage colonial et les alliances anciennes sont instrumentalisés dans le conflit.
Un héritage frontalier toujours contesté
Le lien entre la France et le Cambodge plonge ses racines dans une histoire ancienne. Au XIXᵉ siècle, le roi Norodom Ier, inquiet de voir son royaume disparaître, pressé entre ses puissants voisins siamois et vietnamiens, sollicita directement la protection de l’empereur Napoléon III. En 1863, le protectorat français fut instauré, perçu non comme une colonisation imposée mais comme une alliance choisie pour sauver la souveraineté du Cambodge.
Ce partenariat joua un rôle décisif dans les décennies suivantes. La guerre franco-siamoise de 1893 vit la flotte française remonter le Mékong pour forcer le Siam (nom historique de la Thaïlande) à céder la rive gauche du fleuve, aujourd’hui intégrée au Laos et à la province cambodgienne de Stung Treng. Puis, en 1904 et 1907, de nouveaux arbitrages aboutirent à la restitution de trois provinces khmères perdues au XIXᵉ siècle : Sisophon, Battambang et Siem Reap, cette dernière abritant les temples d’Angkor, capitale de l’ancien empire khmer. Cette victoire territoriale est encore commémorée à Phnom Penh par le Monument de la Victoire de 1907, qui rappelle combien l’action conjointe de la France et du Cambodge a pesé dans la préservation de l’intégrité territoriale du royaume.
Le contentieux frontalier ne s’est jamais totalement éteint. Dès les années 1960, le temple de Preah Vihear provoqua un différend juridique tranché en 1962 par la Cour internationale de justice, qui attribua le site au Cambodge. En 2011, de nouveaux combats firent une quinzaine de morts et déplacèrent des centaines de milliers de civils. En 2013, la CIJ confirma la souveraineté cambodgienne sur l’ensemble du plateau entourant le temple. Mais la Thaïlande n’a jamais totalement accepté ces décisions, et la crise de 2025 s’inscrit dans la continuité de ce refus.
Identité et rivalités culturelles
Le conflit est aussi une affaire d’identité. L’empire khmer, qui s’étendait jadis sur une grande partie de la Thaïlande, du Laos et du Vietnam, a vu son héritage progressivement absorbé par le Siam. Aujourd’hui encore, Phnom Penh reproche à Bangkok de s’approprier des pans entiers de sa culture, comme la querelle autour de la dénomination d’un même art martial. La Thaïlande a imposé à l’international l’appellation Muay Thai, aujourd’hui largement reconnue, mais le Cambodge entend désormais réaffirmer l’antériorité et l’authenticité du Kun Khmer. On retrouve la même rivalité autour du ballet royal khmer, revendiqué par Bangkok comme héritage commun. Pour les Cambodgiens, on ne conteste donc pas seulement une frontière mais aussi un patrimoine culturel.
S’y ajoute une rivalité politique contemporaine, marquée par une troublante histoire de famille. Côté thaïlandais, la Première ministre Paetongtarn Shinawatra, récemment destituée, est la fille de Thaksin Shinawatra, figure centrale de la vie politique depuis vingt ans. Sa chute a été précipitée par la fuite d’un appel téléphonique dans lequel elle s’entretenait avec l’ancien Premier ministre cambodgien Hun Sen, qu’elle appelait « oncle ». Ce scandale a déclenché une tempête politique et conduit à sa destitution. Côté cambodgien, le pouvoir est désormais exercé par Hun Manet, fils de Hun Sen, qui a succédé à son père en 2023. On assiste donc à un affrontement entre deux dynasties politiques familiales, où la fille d’un ancien Premier ministre thaïlandais se retrouve face au fils de l’ancien homme fort du Cambodge. Cette rivalité personnelle nourrit et exacerbe un conflit déjà ancien.
Une monarchie francophile à redécouvrir
La comparaison des deux monarchies accentue encore ce contraste. La monarchie thaïlandaise, sous Rama X, repose sur une armée tentaculaire, riche et influente, mais souffre d’un déficit de légitimité, son roi étant très critiqué, voire détesté, pour son train de vie ostentatoire et pour des comportements jugés indignes de la fonction royale, là où son père, respecté, incarnait une figure morale et rassembleuse. En contraste, la monarchie cambodgienne, restaurée en 1991 après trente ans de guerre civile, a rendu au peuple un roi légitime. Feu Norodom Sihanouk, figure du Père de la Nation, demeure unanimement respecté par toutes les tendances politiques, et son fils, le roi Norodom Sihamoni, incarne aujourd’hui une monarchie sobre, francophile, profondément enracinée dans la tradition et la religion bouddhiste. Le Cambodge et l’Espagne sont d’ailleurs les deux seuls pays contemporains à avoir restauré avec succès leur monarchie après une guerre civile. Il faut aussi souligner qu’au Cambodge, l’ensemble de la classe politique a fait cause commune avec le gouvernement face à la crise. Les royalistes se sont rangés derrière leur chef, le Prince Norodom Chakravuth, qui a visité à plusieurs reprises les zones frontalières, affirmant ainsi le soutien de la famille royale aux forces armées. Plusieurs anciens généraux royalistes des années de guerre civile ont également rejoint ce mouvement d’unité nationale, illustrant combien la défense de la souveraineté est partagée au-delà des clivages partisans.
La fidélité cambodgienne se lit aussi dans son rapport à la langue française. À la fin des années 1960, le pays participa à la fondation de la Francophonie aux côtés du Sénégal de Léopold Sédar Senghor, de la Tunisie d’Habib Bourguiba, du Niger d’Hamani Diori et de la France. Le Prince Norodom Sihanouk s’impliqua directement dans la création de cette institution dont l’objectif était de mettre la langue française au service du dialogue entre civilisations. Comme le rappelait Senghor : « Dans les décombres du colonialisme, nous avons trouvé cet outil merveilleux, la langue française ». En 2026, le Cambodge accueillera le Sommet de la Francophonie, preuve de son engagement dans la durée pour la langue française qui reste celle privilégiée par ses élites politiques. Ce rendez-vous sera également marqué par la venue du président français à Phnom Penh pour une visite bilatérale très attendue, la première depuis celle du général De Gaulle en 1966. Beaucoup se souviendront du célèbre discours de Phnom Penh, véritable hymne gaulliste à l’indépendance des peuples, qui résonne encore aujourd’hui comme une leçon de souveraineté.
Il faut aussi mentionner un geste mémoriel exceptionnel : la restauration par les Cambodgiens, à leurs frais, du monument aux morts franco-cambodgiens de la Grande Guerre, détruit en 1970 au début de la guerre civile et ré-inauguré en 2025. Peu de nations issues de la décolonisation ont su poser un tel acte de reconnaissance. Alors que l’Afrique s’éloigne, il est temps que la France redécouvre ce royaume francophile. Le sommet de 2026 doit marquer le renouveau de cette relation et être l’occasion d’un soutien explicite à la position cambodgienne dans le conflit frontalier.
Soutenir le Cambodge ne signifie pas seulement prendre position sur une frontière, mais aussi reconnaître l’authenticité d’un pays qui reste fidèle à sa monarchie, à ses traditions et à son histoire commune avec la France. La meilleure manière de manifester ce soutien, pour les militants comme pour les voyageurs, est de visiter ce royaume, d’admirer ses temples, ses monuments commémoratifs franco-cambodgiens, et de témoigner ainsi de la solidarité française envers un peuple qui n’a jamais cessé de regarder la France comme un allié naturel.


