Les dangers du partage forcé

Un onzième texte de notre rubrique « Souvenez-vous de nos doctrines » est à retrouver aujourd’hui, de Frédéric Le Play…

Les institutions qui érigent en droit le partage de l’atelier paternel détruisent toute solidarité entre les enfants. Aucun d’eux ne pourrait, sans compromettre son avenir, se dévouer à la gestion de cet établissement. Chacun, au contraire, parvenu à l’âge de raison, doit chercher en dehors de la famille une carrière où il puisse recueillir tous les fruits de son travail. Dès lors, les parents sont fatalement condamnés à l’isolement pendant leur vieillesse.

Cet abandon est fort pénible pour ceux qui ont conduit des entreprises de commerce et d’industrie, et encore plus pour les propriétaires agriculteurs. Ces derniers peuvent, sans doute, confier à des tenanciers les soins de l’exploitation rurale ; mais ils ne peuvent remplir leur devoir qu’en résidant sur leurs domaines. Or, comment un propriétaire se décidera-t-il à créer une vraie résidence rurale s’il doit y mourir dans l’abandon, si d’ailleurs cette création doit être vendue après sa mort à un étranger, ou morcelée par des agioteurs de bien ruraux ? À quoi bon planter des arbres qui n’abriteront pas les descendants ; à quoi bon ébaucher avec tant de peine l’alliance si difficile d’une famille avec une population qui lui est étrangère ? Pourquoi, en un mot, commencer une œuvre qui sera certainement éphémère puisqu’elle ne pourrait être fécondée que par une suite de générations ?

Le partage forcé a encore d’autres inconvénients. Il rend les mariages stériles, précisément dans les familles qui pourraient fournir les meilleurs rejetons. Il sape dans ses fondements l’autorité du chef de famille, qui ne trouve plus dans le testament un moyen de récompenser ou de punir. Il empêche surtout le père d’employer sa sollicitude à choisir pour chaque enfant une carrière conforme à ses goûts et à ses aptitudes. Enfin, il habitue de bonne heure la jeunesse à la pensée que, pour jouir des avantages sociaux, elle n’a besoin de s’en rendre digne ni par le travail, ni par l’obéissance envers les parents. On reproche au droit d’aînesse de vouer à l’oisiveté, et bientôt à la corruption, l’héritier qui perd le sentiment des devoirs que sa situation lui impose. La même objection s’adresse plus justement encore au partage forcé qui, dans les familles riches, dispense tous les héritiers de la discipline salutaire du travail, en les dégageant de toutes obligations mutuelles d’assistance et de dévouement.

Toute atteinte portée à l’ordre moral et à l’organisation de la famille entraîne, même au point de vue matériel, des dommages incalculables pour la société tout entière.

Retour en haut