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Un homme du temps…

Par Adègne Nova

Une leçon sur les aspects d’une civilisation a été donnée en mai 1925 par le professeur Lefebvre, de l’Université de Strasbourg, diffusée dans la Revue bimensuelle des cours et conférences d’Action française dirigée par Fortunat Strowski, professeur à la Sorbonne qui nous donne ici matière à réflexion.

« Qui sommes-nous ? Que sommes-nous aujourd’hui, Français du XXe siècle ? Bien des choses, certes. Mais, essentiellement, en tant que personne physique vivant notre existence matérielle : des citadins, des sédentaires, des raffinés.

Nous sommes des citadins. Nous vivons à la ville, dans la ville, dans la grande ville moderne qui n’est pas seulement un endroit où s’agglomèrent plus d’hommes, et plus serrés qu’ailleurs, mais un endroit où l’homme n’est pas le même qu’ailleurs ; (…) où proportionnellement, on rencontre moins d’enfants et de vieillards en face de plus d’hommes faits, qui n’ont point passé leur jeunesse à la ville, qui souvent n’y passeront pas leur vieillesse, mais qui viennent y brûler leurs forces de jeunesse et de maturité. Entre la campagne et [la ville], les liens sont rompus, sauf aux heures brèves des vacances. Encore, [la] campagne de citadins, est-ce une campagne faite pour le repos des nerfs et le plaisir des yeux : pour le travail des mains, non pas.

Nous sommes des sédentaires. Nous parlons bien haut de nos voyages, de nos randonnées fiévreuses en auto, en avion. Autant d’hommages rendus à nos besoins profonds de sédentarité. Car, la vitesse croissante des engins, leur souplesse, leur maniabilité, leur confort enfin : voilà qui nous permet de faire d’énormes voyages sans quitter vraiment notre chez-nous. Qu’il est donc rare, maintenant, pour le commun des hommes, de se trouver à plus de deux ou trois jours de leur logis !

Nous sommes des raffinés aussi. Quelle place a pris dans notre langue ce vieux mot de confort, précurseur de notre réconfort, et devenu pour nous, sans plus, à son retour d’Angleterre, notre confort moderne orgueilleux de lui-même ? Tout ce qu’il implique, ce mot, de facilités et de commodités matérielles : une lumière qui jaillit ou s’éteint sur une pression du doigt, une atmosphère indifférente aux saisons, de l’eau qui coule au commandement, chaude ou froide, à volonté, en tout temps, en tout lieu… tout cela, et mille autres merveilles qui ne nous étonnent pas ; tout cela et le corps que cela nous fait, et le tempérament physique qu’à la longue cela nous forge, et les maladies que cela nous évite, et les maladies que cela nous apporte ; les habitudes de travail et de réflexion, les mœurs, les usages, les façons de penser et de sentir qui en résultent… Vraiment, vraiment, est-ce là quelque chose d’extérieur à nous et qui n’importe pas à dire ou à noter ?

En fait, tout cela nous lie. Tout cela nous tient. Tout cela nous fait une âme étrange d’asservis. Citadins, sédentaires et raffinés, nous sommes trois fois esclaves, trois fois asservis à des besoins voraces que nous nous sommes créés. Les hommes du XVIe siècle, en ce sens étaient libres. En France, sous Charles VIII, sous Louis XII, sous François Ier, les hommes, des citadins. Non pas. Des campagnards.

[Bien sûr, les villes existent], mais qu’étaient ces cités ? (…) Des murs crénelés l’entourent, flanqués de tours rondes. Un chemin creux mène à la porte étroite, à un pont-levis, que gardent nuit et jour des soldats vigilants. À droite, une croix rustique. En face, sur un tertre, un gibet monumental, orgueil des bourgeois, où des corps de pendus achèvent de se momifier (…) [parfois] quelque hideux tronçon de chair humaine [coupé] par le bourreau : c’est la Justice d’un temps aux nerfs peu sensibles. La porte [de ville] passée, la rue, avec son ruisseau sale au milieu, des filets de purin découlant des fumiers voisins et pêle-mêle des gamins, des canards, des chiens, des porcs… s’y vautrent fraternellement. Et chaque famille a sa maison, comme à la campagne. Chaque maison à son jardin, comme à la campagne, qui s’étend derrière avec les légumes. Et toujours comme à la campagne, parce que la vie à la ville c’est une vie de campagnard à peine modifiée, chaque maison a son grenier, avec sa lucarne et sa poulie pour monter le foin, la paille, le blé, les provisions d’hiver. Chaque maison a son écurie et son étable… Voilà la ville, la campagne l’envahit !

Elle envahit l’intérieur des maisons avec les produits de la terre, les paniers lourds de rustiques offrandes (…) ; elle envahit l’étude de l’homme de loi avec des plaideurs aux mains garnies de lièvres, de lapins, de cops ou de canards ; elle envahit les chambres avec des jonchées qu’on répand [partout] pour maintenir la fraîcheur l’été ; elle envahit jusqu’au langage, tout plein de réminiscence champêtre ; on date les saisons où les cigales chantent, où les violettes fleurissent, où les blés jaunissent. [Finalement], la ville, pleine de vergers, de jardins, d’arbres verts, n’est qu’une campagne un peu plus peuplée. La vie n’y est guère plus raffinée qu’au village. La ville ne retient pas l’homme. »

Et l’homme de 2025 alors ?

Il est citadin et sédentaire, certes, mais son côté raffiné a mal tourné, il est devenu fruste, voire barbare. Et désormais ce n’est plus la campagne qui influence la ville, c’est tout le contraire : la majorité des familles qui vivent à la campagne, le font parce que le prix du mètre carré habitable y est moins élevé, et plus la distance à la cité grandit, moins la maison est chère ; ainsi est-il enchaîné là par un crédit. Néanmoins, le néo-rural, ainsi qu’on l’appelle – car ce n’est plus la campagne qui envahit le langage mais la logorrhée bien-pensante de l’élite autoproclamée –, veut vivre exclusivement à la dynamique mode urbaine. Il n’a pas de temps à perdre, lui ! Il travaille, lui, à une heure de route de là, il ne peut pas se traîner à deux à l’heure derrière un tracteur qui va aux champs ! (Bon, il scande « Forza agriculteurs » quand c’est bien vu de le faire… mais il râle que les manif’ des bouseux ça pue et ça gêne) Et c’est vrai qu’il n’a plus de temps pour lui, occupé qu’il est entre les embouteillages pour gagner son lieu de travail, les trajets pour déposer et récupérer les enfants à la crèche, à l’école ou au sport et les courses ; la journée n’a que vingt-quatre heures.

Voilà bien une donnée naturelle, messieurs les progressistes, sur laquelle vous n’aurez aucune prise ! Avortement, euthanasie, être augmenté, clonage, enfant thérapeutique, certes, vous jouez avec tout cela… mais le temps demeure, lui, bien indépendant de vos volontés !

Alors, forces de jeunesse et de maturité s’étiolent dans cette vie à la campagne citadine que le stress accumulé – durant la journée, durant des semaines, des mois et finalement des années – dans le tourbillon de l’agglomération qui accueille l’homme de 2025 dévore et anéantit. Les progrès en médecine sont considérable, les salons du bien-être ne se comptent plus, il n’empêche que le mal-être est sans cesse plus présent dans la société qui est celle de l’homme de 2025.

Mais… serait-ce une hérésie de songer à regagner ce que la modernité nous a pris ? Ce ne sont pas les réformettes proposées par chaque gouvernement, et ce dans quelque domaine que ce soit, ou les efforts de l’impôt (souvent dissimulées pour mieux glisser dans les esprits) demandés à chaque vote du budget qui auront un quelconque impact sur la vie de l’homme de 2025. Ce n’est pas de passer d’une Ve à une VIe république qui révolutionnerait la société. Petit aparté, le régime prouve pour la 5e fois son impuissance et ses méfaits, il faudrait quand même bien comprendre qu’il n’est pas bon, non ?

En 2025, l’homme vit à cent à l’heure, toujours entre deux retards : il court entre un avc et une attaque au couteau, il se précipite entre la réunion à l’école et l’appel du commissariat… il ne prend jamais le temps de se poser, de réfléchir à la vie… c’est vrai que l’Etat le fait pour lui ! Il a pourtant tellement besoin de spiritualité, de grandeur, de beau.

Souvenez-vous de « L’homme pressé » de Morand, Hedwige lui demande comment reconnaître qu’on est arrivé si on ne s’arrête jamais… et nous, en 2025, comment savoir qu’on est arrivé à un moment crucial où le seul but désormais est de nous retrouver ?