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Après les temps modernes

Le site internet de la Nouvelle Action Royaliste publie un très intéressant texte de Gérard Leclerc sur un thème qui est cher ànotre rubrique hebdomadaire du Combat Royaliste. Celui du passage à l’âge post-progressiste.

Il s’appuie sur la lecture de Gilles Hériard Dubreuil, Après les temps modernes. Édifier ensemble le monde qui vient, préface de Tugdual Derville, aux éditions du Bien commun.

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par Gérard Leclerc

Quel accueil sera fait à un ouvrage dont l’auteur est inconnu des médias et donc du public et dont une certaine difficulté de lecture peut déconcerter ? Et pourtant cette difficulté est à la mesure de nos plus grands défis actuels et devrait donc être assumée pour peu que l’on veuille entrer dans l’intelligence des temps à venir. Gilles Hériard Dubreuil a reçu d’un des grands théologiens du siècle passé, Romano Guardini, maître de Joseph Ratzinger et de Jorge Mario Bergoglio, l’idée d’une mutation de civilisation radicale à partir des temps modernes. Et pourtant, n’y a-t-il pas dans le seul concept de modernité quelque chose d’irréversible, fondé sur un progrès que les Lumières ont conçu comme irréductible ? Rimbaud l’avait dit en trois mots : « La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ». C’était, il est vrai, pour ajouter aussitôt : « Au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires ».

Sans doute, le fait que les deux grands totalitarismes que furent le nazisme et le communisme ont été vaincus nous invite à croire que le pire n’est jamais sûr. Ce qu’on appelle « modernité » est porteur d’énergie positive et continue à signifier l’émancipation des plus antiques chaînes de l’humanité. Pourtant, l’optimisme progressiste a plus que du plomb dans l’aile en ce nouveau siècle qui ne cesse de démentir les promesses d’hier. On sait combien le défi écologique est venu s’interposer face à la perspective d’un progrès continu, que le développement de la science et de la technique rendrait irréversible. Des empêcheurs de rêver sont intervenus déjà pour nous mettre en garde, tels Gunther Anders annonçant l’obsolescence de l’homme, Jacques Ellul analysant les vertiges de la technique, ou encore Zygmunt Bauman exprimant son inquiétude face à une société liquide, défaisant les liens sociaux et répandant l’insécurité.

Par rapport à ces prophètes, Gilles Hériard Dubreuil n’est pas plus explicite, mais il a ce mérite essentiel d’être un praticien, quelqu’un qui a toujours vécu sur le terrain et peut rendre compte d’une expérience humaine précieuse, dont il tire les leçons nécessaires. J’en veux pour preuve la participation de l’auteur à un travail d’enquête sur le site de Tchernobyl, à la suite de la catastrophe nucléaire dont on se souvient, tant elle a marqué l’histoire contemporaine. Il ne s’agit pas seulement d’opérer un travail d’expert. Il s’agit d’associer les habitants à une réflexion commune. « Ce ne sont pas seulement les faits qui guident la recherche, ni les valeurs qui prévalent, mais une étroite imbrication de ces deux dimensions. Les dimensions éthiques apparaissent aussi déterminantes que la production de connaissances fiables sur la situation. À plusieurs reprises c’est le travail d’interprétation qui permet la réouverture de possibilités nouvelles, partir de stratégies coopératives entre l’ensemble des acteurs concernés ».

Ce travail en commun – le commun est un des mots clés de l’essai – permet de privilégier la dimension personnaliste et communautaire des tâches du présent. Le communautaire s’entendant comme l’ensemble des liens qui se tissent de proche en proche. Voilà qui consonne avec l’appétence pour les témoignages directs. Ceux qui rendent compte d’une profonde remise en cause intérieure. Ainsi, j’ai particulièrement apprécié le recours que Gilles Hériard Dubreuil fait de deux belles personnalités japonaises réagissant à la catastrophe de Hiroshima et de Nagasaki : « Un travail profond s’est opéré chez ces deux personnes : sa caractéristique commune est la “quête de sens dans l’épreuve et la souffrance”. Ce parcours prend une dimension d’humanité universelle ; il dépasse progressivement les déterminations personnelles, historiques, politiques et culturelles ». Cela m’a rappelé l’attention que Gunther Anders portait à l’égard d’un des pilotes américains en charge de jeter sa bombe fatale sur une population japonaise innocente.

Mais le recours à l’expérience singulière n’est qu’une façon de rejoindre l’universel, avec l’obligation d’entreprendre, à la suite de Romano Guardini, l’étude des temps à venir, une fois admis que les temps modernes n’ont pas été vraiment fidèles à leur promesse de progrès. De ce point de vue, le verdict est particulièrement sévère : « La mutation métaphysique moderne a en effet invalidé ce qui fait la spécificité des humains, leur capacité à ordonner le monde selon les critères du vrai, du bien et du beau. Plongés dans ces déterminismes d’un univers mécanique, sévèrement gouverné par ses lois, les êtres humains se retrouvent à l’écart de la conduite de leur histoire, spectateurs de leur impuissance, marginalisés à la périphérie d’un monde qui leur échappe ».

C’est comme à un examen impitoyable de la modernisation telle qu’elle s’est engagée à la Renaissance que nous sommes conviés. Il revêt trois aspects, métaphysique, politique et économique. Houellebecq définit la dimension métaphysique comme la plus décisive, celle qui détermine toutes les autres : « Dès lors qu’une métamorphose métaphysique s’est produite, elle se développe sans rencontrer de résistance jusqu’à ses conséquences ultimes. (…) Aucune force humaine ne peut interrompre son cours. Aucune autre force que l’apparition d’une nouvelle mutation métaphysique ». En l’espèce, c’est le paradigme d’une transformation du monde par la technique qui s’est substitué au paradigme biblique et chrétien d’une sage gérance du monde.

Dans l’ordre politique, il convient de revenir à la pensée de Hobbes qui a signifié une rupture par rapport à l’homme social d’Aristote. Si décidément, l’homme est un loup pour l’homme, il n’y a pas de sociabilité en dehors d’un ordre coercitif, institué par un État Léviathan. Voilà qui peut susciter la controverse, dès lors que la démocratie moderne est en cause : « Dépositaire du mandat des citoyens, l’État se réserve ce qui a trait à l’intérêt général et au politique. Le projet d’émancipation s’adapte nécessairement à la vision anthropologique portée par l’individualisme : La dimension sociale et responsable de la liberté est écartée au profit d’une liberté égocentrique réduite à l’accomplissement du désir des individus ». Ainsi s’imposerait, a contrario, une culture démocratique à l’encontre d’une domination de l’appareil d’État.

Quant à l’économie, telle qu’elle a été pensée par les libéraux comme Adam Smith, elle obéit désormais à la dictature du marché, dont la main invisible régit tous les échanges : « Tout est prêt pour le développement de l’utilitarisme c’est-à-dire l’engagement de l’humanité dans un processus d’exploitation systématique de la réalité moderne (la nature objective) dont chaque élément devient potentiellement valorisable dans l’univers marchand ».

Cet essai s’offre à nous comme le testament d’un homme qui a voulu poser les termes d’une écologie humaine, sensible donc à toutes les dimensions de notre rapport au monde. Il mérite la méditation de tous ceux qui saisissent la gravité du lendemain des temps modernes.