D’assouplissements en dérogations, le travail du dimanche est devenu une habitude et non plus une exception. La récente fronde des salariés de Lidl montre que la sauvegarde du repos dominical est un combat d’actualité.
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par Jean-Philippe Chauvin
Au tout début des années 1990, le responsable du Cercle Saint-Louis, cercle qui regroupait les militants et sympathisants de l’Action française au lycée privé (catholique) Saint-Vincent de Rennes, publia un tract qui dénonçait le travail du dimanche : cette feuille volante n’eut pas un grand succès, pour la simple et bonne raison que le sujet ne semblait pas, alors, d’actualité dans la capitale bretonne. Le dimanche de ces années-là, tous les commerces du centre-ville affichaient rideaux baissés, et nul n’aurait songé, non plus, à tenir son commerce un jour de Toussaint ou un 11 novembre, à part quelques boulangeries et cafés, alorsbien plus nombreux qu’aujourd’hui en cette même ville. Et pourtant ! Déjà, les grandes surfaces de la périphériecommençaient à ouvrir de plus en plus souvent leurs portes ence jour jadis réservé à la messe et aux familles, et de nouvelleshabitudes apparaissaient, qui voyaient les nouvelles générations délaisser les grandes promenades dans les parcs et les bois alentours pour traîner vers les zones commerciales dans lesquelles la restauration rapide avait établi ses quartiers,non loin des magasins de bricolage et des jardineries dont certains accueillaient des clients de plus en plus impatients…En fait, ce tract royaliste annonçait (ou dénonçait, plus encore) la suite des événements : quelques années plus tard et aujourd’hui plus encore, et cela malgré des restrictionsmunicipales ou des réticences nombreuses de commerçantsbien conscients que, peu à peu, la pression sociale de l’individualisme consommatoire les oblige plus qu’elle ne les protège ou ne les satisfait, le travail du dimanche est devenuune habitude et non plus une exception comme il pouvaitl’être auparavant pour des raisons sanitaires d’urgence ouquelques activités nourricières et festives traditionnelles (lesmarchés sur la place du village ou les cafés, ces « chapelles dudehors » qui accueillaient jadis les paroissiens au sortir de lamesse, par exemple…).
Depuis environ deux décennies, le travail du dimanche, qui prend souvent la forme de l’ouverture des commerces (etsurtout des centres commerciaux périphériques…) et non des lieux de production, ne cesse de s’étendre, sans que lesprincipaux concernés, les salariés, ne soient considérés : c’est ce que la récente affaire de Lidl a, de façon tristementexemplaire, mis en lumière. Et s’il n’y avait pas eu la menacesyndicale d’une grève illimitée, personne n’en aurait entenduparler ! Les faits : au-delà d’une faible revalorisation salariale de 1,2% pour l’année 2025, la direction de Lidl France (enseigne allemande qui détient environ 8% des parts du marché français de la grande distribution) veut imposer « la généralisation du travail le dimanche, à partir du 1er juin ». L’argument de la direction ? « L’ouverture généralisée le dimanche dans tous ses supermarchés s’accompagne de la majoration à 50% des heures travaillées le dimanche. Lidl propose des mesures permettant de maintenir le pouvoir d’achat de ses salariés malgré un contexte économiquecomplexe ». En somme, à bien lire et comprendre cettedéclaration directoriale reprise par Le Figaro, celle-ci refusede revaloriser notablement et honnêtement les salaires de base mais le ferait juste pour le travail dominical : un chantagesalarial peu honorable et, surtout, d’un cynisme total difficilement supportable pour tous ceux qui prônent une véritable justice sociale, celle-là même qui commence par une juste rémunération des travailleurs, qu’ils soient ouvriers d’usine ou employés de commerce.
Le travail doit payer ceux qui travaillent plutôt que ceux quispéculent sur lui, comme l’expliquaient déjà les royalistessociaux du XIXe siècle, de Villeneuve-Bargemont à La Tour du Pin, et c’est une doctrine qui reste première chez leurs héritiers, dont nous sommes. Mais le cas de Lidl montre plus qu’il ne révèle – car ce genre de situation scandaleuse promue par la direction du groupe n’est pas inédite – la perversité d’un système (qu’il n’est pas totalement indécent de qualifier de capitaliste…) qui fait du travail une source de revenus mal redistribués et cela autant sur le plan économique que sur le plan social. Contrairement à ce qui est parfois dit, ce capitalisme-là ne repose pas sur le travail mais sur son exploitation parfois inique et la recherche d’un profit plus individuel que collectif, souvent hors du domaine même du travail mais plus en lien avec la commercialisation et l’échange des produits (industriels, agricoles, touristiques…)du travail.
Dans le cas spécifique de Lidl, cette proposition directoriales’ajoute à une dégradation des conditions de travail soulignéepar Christophe Lefevre, délégué syndical central CFTC deLidl-France : « les mesures que veut prendre l’employeurrisquent de davantage dégrader nos conditions de travail, qui se sont déjà significativement détériorées ces dernièresannées. (…) La direction a en effet proposé de généraliser lescontrats à 35 heures (contre 30 heures actuellement) pour lesemployés polyvalents, mais en rendant le travail dominicalobligatoire. (…) Le contrat signé par les salariés de Lidlembauchés avant 2016 prévoit que le travail le dimanche sefasse sur la base du volontariat. Mais ce n’est pas le cas du contrat signé par les salariés qui sont arrivés après 2016, qui prévoit une clause sur le travail dominical obligatoire ». Toute l’hypocrisie d’un système qui fait sembler de laisser le choix aux salariés mais, en fait, n’en laisse aucun : or, cette clause du travail dominical obligatoire, qui devait être l’exception, est devenue la règle au détriment des salariés eux-mêmes. Ce qui est vrai pour les salariés de Lidl embauchés après 2016 l’est malheureusement aussi pour la plupart des salariés des autres enseignes commerciales. Quand certains expliquaient,au moment où la loi de remise en cause du repos dominical aété votée en l’été 2009, que « personne ne serait obligé detravailler le dimanche s’il ne le souhaitait pas », le croyaient-ils vraiment ? J’ai tendance désormais à en douter !
Au moment des débats autour de la réforme sur le repos dudimanche, l’actuel comte de Paris s’était exprimé, et il n’estpas inutile de relire ce qu’il disait à l’époque et les effets désastreux qu’il entrevoyait, désormais bien établis : « Faut-il généraliser le travail le dimanche ? Evidemment non. (…) [C’est] un projet dont les conséquences seraient économiquement et socialement néfastes. Économiquement, rien ne permet d’affirmer que cette mesure créera de l’emploi. Il faut redouter, au contraire, qu’elle ne mette en péril lescommerces de proximité et de centre-ville, dont beaucoupsouffrent déjà de la concurrence de la grande distribution ».La dévitalisation des centres-villes, observable aujourd’huidans nombre de métropoles mais aussi de petites et moyennes villes, n’a effectivement pas été freinée par la libéralisation du travail dominical, d’abord profitable aux grandes enseignes des zones commerciales, bien plus d’ailleurs qu’à leurs propres salariés, ce que prévoyait (sans beaucoup de risque de se tromper) le comte de Paris : « Il faut aussi redouter que les salariés n’en tirent aucun profit réel et qu’à terme leur pouvoir d’achat n’y gagne rien : tôt ou tard, les entreprises reprendront dans la semaine ce qu’elles auront donné le dimanche » (n’est-ce pas exactement la configurationobservable dans le cas de Lidl, et que souligne un peu plushaut le délégué syndical de la CFTC ?). « L’objection queseuls les volontaires pourront travailler le dimanche ne tientpas. Au contraire, les chefs d’entreprise seront incités àprivilégier l’embauche de demandeurs d’emploi prêts à travailler le dimanche sur ceux qui ont charge de famille etveulent s’occuper de leurs enfants ce jour-là. C’est la logiqueéconomique qui prévaudra sur l’intérêt de la société » : la preuve par Lidl depuis 2016, là encore !
Mais la vocation d’un roi ou d’un prince en attente de royauté n’est pas d’évoquer la seule économie ; elle est plus complète, ou plus haute, et le comte de Paris, dans son texte de décembre 2008, rappelle cet aspect-là de toute politique royale et éminemment sociale que résumait le théoricien du royalisme social René de La Tour du Pin il y a déjà plus d’un siècle : « La politique sociale est l’art d’un gouvernement plus appliqué à servir les hommes dans leurs rapports entre eux qu’à les exploiter au profit de ses propres visées ». Oublier ce que sont les sociétés et leur ordonnancement, en particulier par les familles et la convivialité nécessaire à tout accord social pérenne et équilibré, est un défaut de nos sociétésindividualistes de masse qui négligent les personnes réelles et leurs cadres sociaux pour ne reconnaître que des individusconsommateurs et susciter leurs désirs dans la société de consommation. Ce n’est donc pas un hasard si, a contrario de l’air du temps, le comte de Paris insiste sur la dimensionfamiliale de toute société et replace la famille en tête des préoccupations qui doivent animer un Pouvoir digne de ce nom et de sa fonction historique en France : la généralisation du travail le dimanche « mettrait en péril l’équilibre des familles, trop négligé par les pouvoirs publics. Elle précipiterait la désagrégation des communautés naturelles et, finalement, de la société en gênant l’organisation d’activités non marchandes essentielles à l’équilibre – et au bonheur –des hommes et des femmes de notre pays : rencontres sportives, manifestations associatives, repas de famille, loisirsculturels, sans omettre les pratiques religieuses ». En untemps où les liens sociaux semblent se distendre, au risque dedéfaire société, ce rappel princier n’est pas inutile, loin de là,d’autant plus si l’on souhaite un avenir à notre nation, à soncorps et à son esprit. L’un des enjeux des prochaines annéesest, par exemple, de relancer la natalité française en élevant letaux de fécondité (descendu en 2024 à 1,62 enfants par femmeen âge de procréer quand, dans le même temps, le désir d’enfants est de 2,27…) : en préservant les meilleures conditions possibles de la vie de famille et en permettant de retrouver la vocation à la fois reposante et rassembleuse du dimanche, l’on peut favoriser un meilleur accueil des enfants actuels et à venir, condition première d’un renouveau démographique raisonnable et de la convivialité familiale.
Ce refus de la généralisation du travail dominical est-il, pour autant, l’interdiction de tout travail ou de toute activitéprofessionnelle ce jour-là ? Là encore, il est nécessaire de raison garder et de prendre en compte quelques caractéristiques de la nouvelle temporalité sociale : refuser labanalisation du dimanche ne signifie pas méconnaître l’opportunité que, en certains cas (commerces de bouche, activités du marché local, services à la personne, opérations de sécurité et de secours, etc.), une activité professionnelle peutreprésenter pour des étudiants désireux de financer une part de leurs études ou de jeunes souhaitant participer à l’entreprisefamiliale (ce qui peut être un autre moyen de faire famille).Mais cela doit, justement, revêtir un aspect exceptionnel et non obligatoire : c’est ce que, visiblement, ne semble pas vouloir comprendre la direction actuelle de Lidl, au risque de fragiliser sa propre entreprise et la motivation de ses salariés,pourtant nécessaire au bon fonctionnement de l’ensemblecommercial. Comme l’affirme vivement le comte de Paris :« Ne soumettons pas nos vies à la tyrannie de l’argent-roi etdu Time is Money. Parce que l’homme est bien plus qu’un consommateur, parce que la vie respecte le travail, mais est aussi bien plus que le travail, sauvons le dimanche ».
En ce sens, le combat des salariés de Lidl n’est pas un combat d’arrière-garde ou perdu d’avance : il est, au contraire, un combat social (sans aucun doute), politique (sûrement), civilisationnel (encore plus) ! En un mot et puisque la République s’en désintéresse : un combat royal, éminemment royal…