par David Gattegno
Hystérie musicale…
Dans les années 1970, une étonnante dame de Sicile vint à accoucher de réalités musicologiques que la musicologie aurait préféré toujours maintenir sous le boisseau. La précieuse Italienne se nomme Nella Anfuso ; c’est une universitaire, une « scientifique », comme on aime par trop à se gargariser de l’étiquette… Scientifique, peut-être bien, mais vocaliste ; c’est-à-dire qu’elle a souci principal de la bonne voix à faire sonner, de ce que Roberto De Simone désignait comme le Bello Cantare, sans doute en opposition polémique au trop fameux et trop prisé « bel canto »…
Nella Anfuso chante, avant tout ; et, sicilienne, elle n’a pas rompu avec certaines traditions singulières de l’antique Grande-Grèce, devenue royaume de Naples et des Deux-Siciles. Je fais singulièrement référence à la pratique rituelle des Tarentelle, sur lesquelles il y aura lieu que je revienne à une prochaine occasion.
Active dès les années 1960-70, Nella Anfuso a été très particulièrement sensible à la vogue des baroqueux et autres médiéveux, de la trempe des René Clemencic, NikolausHarnoncourt ou Roberto De Simone, mais en plus étrangement « archaïsante » encore. Ainsi, par exemple, s’est-elle opposée à ceux-ci pour la théorie des ornements, éléments essentiels de sa notion de la pratique vocale. En effet, pour sa part, elle a voulu revenir aussi exactement que possible aux techniques du temps de ce que l’on appelle les affetti, à savoir les « passions » dont l’esprit peut tout à fait dépendre sur le plan sensible, je dis bien l’« esprit », non les sentiments, non la réflexion, pas davantage la morale ou la raison, bref rien de ce qui peut déterminer les seuls « états d’âme », mais l’esprit. Car la voix est un véhicule tout spécialement spirituel ou, selon un autre point de vue, un fidèle écho de l’esprit, l’écho étant à l’oreille ce que le reflet est à l’œil ; cela dit en rapport avec le mot de saint Paul, selon qui notre état actuel nous réduit à voir seulement comme « dans un miroir » alors que nous sommes appelés au « face à face »…
Le temps des affetti est la période historico-culturelle de transition entre la fin d’un monde ancien et cette espèce d’embryon de modernité que fut le Classicisme, période suspendue entre deux âges contradictoires durant laquelle, pour la conservation du très haut chant féminin, fut tenté le recours à une déclarée musica secreta, interprétée par un concerto delle Dame, répondant en français à la dénomination de « Concert secret des Dames de Ferrare ». C’est en ce duché de l’ancienne Émilie que s’accomplit cette ultime gestique de la bona vocale.
Les rares élus à l’audition de ces concerts ont discrètement rapporté le cas de voix féeriques, à nulles autres pareilles, capables de susciter dans l’auditoire un bouleversement suprême. C’est après la reproduction de cet effet par des moyens physiologiques que Nella Anfuso a lancé sa course, documentairement, « scientifiquement » et, par conséquence obligée, expérimentalement. La pleine conduite de pareilles recherches a conclu à ce que, aux brefs temps du Baroque italien, il avait été mis en pratique une technique, peut-être retrouvée de temps reculés, par laquelle la gorge est amenée à savoir sonner et orner selon une manière de furor (précisément celle dite des affetti), au moyen de tremblements, hoquets, retards et essoufflements, dont les esthétiques mondaines actuelles ne sauraient plus supporter le retentissement émotionnel. De son côté, mais de manière publique, Claudio Monteverdi, tint à souligner dans une lettre à un ami l’état émotionnel extrême qui avait saisi l’auditoire lors de la première représentation du Combattimento de Tancredi e Clorinda, à Venise, au point que chacun avait fondu en sanglots.
Cela pour apporter un élément à la démonstration voulant attester que la musique ne saurait se résoudre à un vulgaire art d’agrément ; elle est faite pour transporter. Le grand Estonien Veljo Tormis, serviteur déclaré de la tradition fennique rapporte ce que celle-ci dit, textuellement, de cet état où l’on se trouve, ainsi, « transporté en un autre lieu par le chant ».
Ces quelques bribes de notions essentielles permettront de marquer ce qui s’y opposera comme contraire, ce qui lui sera adversaire, humainement, politiquement et/ou sociologiquement : tout chant conçu pour planter là d’où il serait pour ainsi dire illicite de chercher à bouger. Cela désigne les scies militaro-patriotiques, tels La Marseillaise, Ah, ça ira !, Il pleut bergère et autres genres répertoriés en tant que « variétés », toutes choses faites pour pendre méchamment les aristocrates humains à la lanterne, par le truchement de la récréation, – d’ailleurs, propagandiste, de surcroît –, et ce, à l’aide de techniques faisant également appel à certaines lois acoustiques, reposant sur la succession des accords et l’emploi de certains intervalles musicaux détournés de leurs fonctions régulières.
Mais revenons à notre propos et à une certaine « modernité » musicale, susceptible de se révéler profondément réactionnaire. J’ai entendu qualifier d’« hystérique » le style que j’évoque, épithète qui, dans la bouche d’un rigoureux universitaire m’a procuré comme une… « divine surprise »… Je ne me rappelle plus du tout le nom de ce musicologue, assurément bien élevé et réfléchi, qui s’exprimait sur France Musique, à l’orée des années quatre-vingts. Il faisait préférentiellement état de trois compositeurs emblématiques de la question : Modeste Moussorgsky, Giacomo Puccini et Richard Strauss. Sur-le-champ, j’ai perçu intérieurement le sens profond de ses propos, les « entendant » d’autant plus distinctement que j’avais quasi physiologiquement en tête les transports successifs, produits quelques années auparavant par certaines découvertes : « La mort de Boris », dans la phénoménale version de Fedor Chaliapine ; la transcendance des sanglots intérieurs extériorisée incessamment, se répétant d’opéra en opéra, chez Giacomo Puccini ; l’Elektra de Richard Strauss, avec la prodigieuse Inge Borkh (!!!) – celle-ci parvenant, en outre, à déployer toute la démesure hystéro-tragique de l’Antigone du grandissime Carl Orff… Tout cela est inouï, au sens étymologique du terme : jamais entendu, sauf que, ce « jamais » est paradoxalement répétitif ; or et justement, son intime nature lui impose d’être tel… Par exemple, en musique, chacun sait cela, c’est la surprise qui agit souverainement, avec l’expresse précision que, jamais au grand jamais, tel « effet de surprise » ne saurait tenir à une fantaisiste « nouveauté » ; tout au contraire, il s’agit d’une réminiscence traduite dans le langage physique de tous les sens, par le truchement du plus approximativement spirituel d’entre eux : l’ouïe. Or, nous n’aurions pas pu accéder au lieu de cette réminiscence par un autre transport que celui du chant – « sans la musique, la vie serait une erreur », ai-je déjà eu l’occasion de citer Nietzsche, dans ces mêmes colonnes.
Mais qu’est-ce au juste que cette « hystérie » exprimée, et quel est le dessein de cette manière d’expression ?…
« J’ai juré de vous émouvoir d’amitié ou de colère, qu’importe ! » s’exclame Georges Bernanos dès la deuxième phrase de l’Introduction à La Grande Peur des bien-pensants… Pour sa part, au-delà toute espèce d’amitié, fût-ce la plus intime, par-delà toute colère, même la plus sainte, quand la musique use d’hystérie, elle échappe et produit l’échappement de tout ordinaire d’imbécillité, évacuant les pollutions de la tristesse et de l’épouvante. Au sens musical du terme, l’hystérie intéresse donc une qualité « grand-véhiculaire » (si j’ose démarquer l’idée bouddhique de la conduite vers l’« Éveil spirituel »), capable de mener qui emprunte sa voie (y pourrait-il falloir une “x” finale ?) jusques en des contrées précisément adjacentes à l’antichambre du Royaume…
Illustrations à l’origine du principal
On a pu comprendre que, ici, je voulais signaler les cas de ces expressions résolument « modernes » de données tout à fait archaïques. Cela signifie qu’il saurait exister des échappatoires aux obligations qui voudraient contraindre l’état humain à sa seule condition temporelle. C’est proprement le domaine réservé à ce que l’on appelle « l’Homme libre » – à ne pas confondre, cependant, avec l’idée de libération à l’échelle spirituelle du terme. Parlons de l’Homme qui se révèle libre de mouvement dans le domaine de la sensibilité ; l’Homme apte à choisir entre les différentes voies offertes et, degré supérieur, capable de ne pas se fourvoyer, durant l’instant de son choix – appelons-le encore « honnête Homme » et/ou « Homme de goût ». À celui-ci sont réservées des « découvertes » lui permettant d’entendre distinctement ce qu’il a pu quelquefois, Homme, croire savoir – c’est l’Homme, Bateau ivre d’Arthur Rimbaud : « Libre, fumant, monté de brumes violettes » que « Les fleuves ont laissé descendre où [il] voulai[t] », ainsi élu pour être en passe d’avoir « vu quelquefois ce que l’Homme a cru voir » !
On aime préférentiellement ce qui est au plus près de la vérité, et j’aime préférentiellement, quant à moi, les plus antiques chants et plus vieilles musiques ; cependant, il ne peut s’agir que de restitutions, recompositions, restaurations, voire de trahissantes traductions… C’est de la plastique, en somme, autant de bon goût que possible, certes, mais de la plastique plus que de la beauté pure. Or il y a d’autres beautés que la pure – Robert Brasillach a même évoqué souvent les cas de « poésie impure », « chargée des impuretés de la vie, proche de la terre », précise-t-il dans un article de 1944, poésie qui est en prise avec le présent de son temps et qui, par conséquent, expose à ce temps-là même…
Certes, il existe les hautes beautés nostalgiques, dont l’impact peut être considérable : les beautés de l’Antique ; plus belles encore, celles de l’Archaïque ; plus douces au palais, les vieilleries ; pleines de sève et, derechef, sensiblement fécondes, les médiévales, renaissantes et baroques ; enfin, les réactions… Il en est de deux sortes : violentes, comme on se les imagine, tout d’abord ; savantes et appliquées, en l’espèce des études passionnées pour ce qui a pu survivre en des contrées perdues – je pense très spécialement au cas exemplaire de la plus grande que grande Kinshi Tsuruta, dont le compositeur résolument « moderne », Toru Takemitsu, fit la découverte de hasard quand il travaillait à la musique pour le film Kwaidan, de Masaaki Kobayashi.
Kinshi Tsuruta chantait et touchait le biwa (luth à trois cordes que l’on pince à l’aide d’un grand plectre). Elle faisait le chant des grands poèmes épiques et déclamait comme il faut, selon les techniques rigoureuses, transmises d’âge en âge. Or, immédiatement après sa découverte, Kinshi Tsuruta fut employée par certains des compositeurs les plus à l’« avant-garde », dans les années 1970… De la même façon, Anton von Webern consacrait la plus grande partie de son travail musical à l’étude minutieuse des expertes polyphonies les plus reculées… Comme quoi la nostalgie peut trouver à se lover en toute improbabilité culturelle… Voilà ce qui doit savoir nous apparaître, car, en vérité, ce qui est capable de s’adresser à nous au mieux, c’est bien ce qui nous est le mieux contemporain, et ce, par la force des différents faits de simultanéité entre les airs que nous respirons, et autres synchronicités auxquelles il ne serait pas lucide de prétendre échapper – sauf à s’extraire du siècle par sainte clôture en monastère ou ascétisme solitaire.
Il s’ensuit ceci : je voudrais donner à partager certains aspects de ce qui se donne à entendre aujourd’hui, par le truchement technique des enregistrements. Certes le recours aux concerts pourrait paraître de meilleur aloi, mais tel recours est soumis à plusieurs contraintes matérielles, sur lesquelles il n’y a pas lieu de s’attarder ici. Mon propos se consacre donc à la part de reproduction mécanique. On appelle cela une « discographie », en l’occurrence, choisie – et soigneusement, s’il vous plaît !
Elle comprend le « contemporain » immédiat et un autre, davantage daté, mais on ne peut plus digne de notre attention ; et, comme on l’aura compris, je tiens pour également « contemporains » certains des travaux inventifs accomplis sur des matériaux anciens.
Comme préambule à cette discographie, je vais maintenant une brève nomenclature de quelques-uns des grands compositeurs contemporains auxquels je peux penser sur-le-champ (parmi ceux ayant vécu jusqu’à nos jours et jusque dans le dernier tiers du xxe siècle), sur lesquels toute oreille bien née ne saurait manquer de s’attarder très attentivement :
John Adams, Kalevi Aho, Sadao Bekku, Yvon Bourrel, Jean Catoire †, René Clemencic †, Roberto De Simone, Johanna Döderer, René EEspere, Philip Glass, Osvaldo Golijov, Henryk Mikolaj Górecki�†, Olivier Greif †, Sofia Gubaidulina, Philippe Hersant, Alan Hovhaness †, Lydia Kakabadse, Giya Kancheli, Jaroslav Krček, BroniusKutavicius, Jón Leifs †, Vladimir Martynov, Moondog�†, Arvo Pärt, Camille Pepin, Allan Pettersson †, EinojuhaniRautavaara †, Kaija Saariaho�†, Ahmed Adnan Saygun †, Alfred Schnittke †, Rodion Shchedrin, Urmas Sisask, LepoSumera�†, Mikis Theodorakis�†, Veljo Tormis, Pèteris Vasks, Claude Vivier †, et al.