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11 novembre 1940 : témoignage d’un lycéen

par Olivier Perceval

Les patriotes parisiens bravent l’interdit de l’occupant qui prétend empêcher que soit célébrée la victoire de 1918. Les étudiants d’Action française seront au cœur du rassemblement interdit devant l’Arc de Triomphe. Jean Ebstein-Langevin, André Pertuzio et Alain Griotteray de l’Action Française se trouvaient à la tête de ce mouvement.

Jacques Dejouy avait tout juste 13 ans le 11 novembre 1940. Comme beaucoup de jeunes Français patriotes, il n’acceptait pas la défaite symbolisée par l’armistice. Il était au lycée Condorcet et essayait de sensibiliser, comme un enfant de cet âge peut le faire, à la résistance qui n’était pas encore complètement une réalité tangible à ce moment-là de notre histoire. Avec quelques camarades, il faisait circuler des libelles sous le manteau, appelant à la lutte contre l’occupant.

Quelques années plus tard il rejoindra la résistance, d’abord à Paris puis dans un maquis de la Mayenne, et s’engagera près d’Alençon dans la fameuse 2e DB du général Leclerc. Il participera à la libération de Paris et sera blessé grièvement devant Strasbourg, dans les Vosges. Ce qui lui vaudra la croix de guerre avec trois citations, la médaille militaire et la légion d’honneur (parmi bien d’autres décorations régimentaires).

Cette anecdote plutôt amusante ne doit pas masquer la tragédie que vivait notre pays et l’enfant qui l’a vécu a peut-être trouvé là le combustible qui le propulsera brutalement dans la guerre quelques années plus tard.

« Pour le 11 novembre, un mot d’ordre avait circulé dans les milieux étudiants, j’avais fait passer la consigne dans la classe pour que tous manifestent discrètement en arborant une cravate ou quelqu’autre signe de deuil. Un quart des élèves environ répondit à mon appel.

Je tentais ensuite de convaincre quelques-uns pour qu’ils rejoignent, en fin d’après-midi, l’Arc de Triomphe où m’avait-on dit, les étudiants se retrouveraient. Cette fois, je n’eus aucun succès. Après la classe, j’attendis un moment Demouret et Bouleau puis, résigné, je m’y rendis seul.

À la station de l’Étoile, la foule était inhabituellement dense, les escaliers encombrés, les voyageurs hésitaient à sortir. Jouant des coudes, j’étais parvenu à l’air libre. À peine avais-je mis les pieds sur le trottoir que je vis passer, courant à perdre haleine, un groupe de jeunes gens. D’instinct, je me joignis à eux adoptant leur foulée. Le groupe tourna rue de Tilsitt, là notre course buta sur un cordon de soldats allemands, armés et casqués… derrière nous surgissaient d’autres uniformes verts. Avec des hurlements gutturaux, ils nous repoussaient sans ménagement contre les murs. Je vis pour la première fois l’œil noir d’un canon de mitraillette pointé, menaçant, à quelques centimètres de mon nez. Tout aussi inquiétantes, à hauteur de mon visage, d’autres armes se concentraient, il me semblait qu’il y en eût des milliers. Un coup d’œil furtif vers l’arrière me permit de voir les étudiants, garçons et filles, reculant à ma gauche, bras en l’air. Sur ma droite et devant, les mitraillettes se concentraient. Je reculai moi aussi, quand je sentis une poigne vigoureuse me saisir par la manche : « Veux-tu venir ici, chenapan ! » Une plantureuse dame surgit de la foule, tout en écartant deux soldats, m’avait agrippé solidement et me tirait en me secouant comme un prunier, mêlant dans ses invectives, des expressions germaniques et françaises. Je crois même avoir reçu quelques taloches tandis qu’elle lançait à l’intention des Allemands : « C’est mon gosse, il n’est pas avec les autres ! » Ces derniers, en fait ne s’y attardèrent guère, un gamin en culottes courtes morigéné par une matrone n’était pas le type d’étudiant qu’ils chassaient ce jour-là… d’ailleurs, la dame et moi étions déjà sur le trottoir d’en face et je continuais à me faire tarabuster, titubant sous la poigne de l’Alsacienne (je la présumais Alsacienne).

Me prêtant avec une complicité gênée au jeu qu’elle m’imposait, rouge de confusion sous le regard curieux, compatissant ou amusé des badauds, je fus reconduit de cette façon jusqu’à la bouche de métro. Alors, sa pression vigoureuse devint douceur, sa voix se fit affectueuse : « Malheureux enfant ! » souffla-t-elle dans un murmure, « Ne traînez pas ici, vous voulez donc partager leur sort ? » Elle me désignait du doigt là-bas, alignés devant les grilles, des groupes de garçons et de filles de 16 à 20 ans, bras levés, très pâles, beaucoup tenaient encore dans la main le petit bouquet tricolore de la résistance née officiellement ce jour-là à Paris.

Partager leur sort ?… J’étais reconnaissant à la grosse dame de m’avoir tiré de ce mauvais pas. Mais en même temps j’avais honte de ne pas être des leurs. Acte inutile ? Il n’est pas inutile de proclamer sa foi. Je crois qu’une larme roula le long de mon nez. D’un mouvement brusque, la grosse dame se pencha vers moi et faisant claquer un baiser sonore sur ma joue, elle me poussa vers les premières marches de l’escalier. Je m’enfonçai par le couloir de faïence dans les entrailles de la terre pour y cacher ma déconvenue et aussi mon émotion. »