Charles Maurras
En cette période d’épreuves du baccalauréat parlons un peu de celles de français… mais en 1884 ! Au sujet, « Turgot, retiré au château de la Roche-Guyon chez la duchesse d’Enville, écrit à Voltaire pour le remercier de l’appui qu’il lui a prêté pendant son ministère, pour lui expliquer les causes de sa disgrâce et lui exprimer son inquiétude pour l’avenir du roi, de la monarchie et de la France »,l’élève Maurras a rendu la copie suivante.
« Monsieur
Depuis longtemps vous avez appris ma retraite, et, je n’en doute pas, la chute d’un ami qui vous est si dévoué a dû éveiller en votre cœur un écho sympathique. Retiré dans une belle solitude et un peu distrait de mes noires pensées par les soins d’une attentive amitié, je commence à sortir de mon abattement ; aussi ne veux-je pas dire adieu pour toujours à la politique sans vous remercier de l’appui que m’ont donné votre nom et votre réputation universelle. Lorsqu’on est pressé de tous côtés d’intrigues et de difficultés, il est bien doux d’entendre une voix amie vous approuver, vous exciter, s’il en est besoin, à la poursuite du bien que l’on s’est proposé d’atteindre ; mais combien plus douce encore est cette voix quand elle part d’un homme élevé comme vous l’êtes dans l’admiration et le respect de tous ! C’était en effet votre œuvre que vous souteniez en moi, ces réformes que j’ai rêvées toute ma vie et que j’ai essayé d’accomplir pendant les deux années de mon ministère, abolition de la corvée, impôt territorial, abolition des jurandes et des maîtrises, tout cela part de vous. Le siècle est votre élève, c’est vous qui l’avez initié aux conquêtes de la raison, et je n’ai fait que continuer en politique votre œuvre en philosophie.
Aujourd’hui l’on m’a arrêté sur la voie pour revenir aux anciennes routines ; pour combien de temps ? je ne sais, et c’est ce qui cause mon inquiétude.
Ma chute est la conséquence d’une agitation que vous avez dû observer aussi bien que moi pendant le cours de mon ministère. Deux opinions extrêmes se partageaient et se partagent encore la nation. Les uns, théoriciens élevés à l’école de Sparte et de Rome, ne voyant de salut que dans les mesures radicales, ne comprenant rien aux difficultés du gouvernement et aux exigences de la politique, n’ont cessé de me compromettre en me reprochant ma lenteur et ma sagesse : ce sont ceux qui veulent démolir l’antique édifice sans s’assurer s’ils ont de quoi bâtir le nouveau ; les autres au contraire, et de ce côté tout l’entourage du roi, la reine, toute la cour, jetaient les hauts cris sitôt que je touchais à l’une de ces pierres usées du monument gothique. J’avais beau démontrer la justice et la droiture de mes idées, ces seigneurs qui avaient déployé tant de verve et d’entrain pour railler les erreurs et les abus du passé, reculaient quand il fallait y porter remède. D’autre part le parlement, qui sous le règne précédent s’était montré d’une si noble indépendance devant les désordres et les dilapidations du feu roi, devenait ennemi des réformes qu’il avait provoquées. Sous prétexte d’arrêter la monarchie et de conserver ses bases primitives, il a tout fait pour la perdre, la perdra et se perdra avec elle.
Dans ce vaste conflit, j’étais donc seul avec le roi à qui je dois rendre témoignage de ses bonnes intentions. Je me souviendrai toujours de son assiduité aux affaires, de ses efforts continuels pour le bien d’un peuple qu’il aime d’un véritable amour. Mais quelle déplorable faiblesse chez ce monarque, quelle ignorance chez ce peuple. Toujours méfiant, criant toujours à la trahison, celui-ci se cabre devant les réformes les plus nécessaires et les plus légitimes, parce qu’il ne voit que les difficultés momentanées qui résultent toujours d’un changement politique ou administratif. Et le roi, en raison de sa bonté, ne sait pas résister aux cris d’une populace qui ignore son véritable avantage. Il confond la voix de l’émeute et celle de la nation. Sitôt qu’il l’entend, il lui cède, et sacrifie le bonheur de vingt-cinq millions d’hommes à quelques centaines d’insurgés.
Je sais bien qu’entre la classe populaire et la classe aristocratique entre lesquelles j’étais isolé, il y avait dans le Tiers-État beaucoup de gens à la fois novateurs et modérés, des écrivains célèbres qui m’honoraient, Monsieur, de leur estime et de leur confiance. Mais ceux-là justement ont-ils l’oreille du roi ? Quand même ils parleraient on ne les entendrait pas, c’est ce qui est arrivé. Pris entre toutes les parties je ne pouvais manquer de tomber ; mon crédit s’est épuise avec la suppression des maîtrises et des jurandes, et le roi, fatigué d’intrigues domestiques, de discussions perpétuelles, de lits de justice, s’est lassé de me maintenir ; il m’a demandé ma démission, et m’a congédié en me laissant ces paroles que je conserve dans mon cœur : Monsieur Turgot, il n’y a que vous et moi qui aimions le peuple. Ce témoignage a suffi pour me consoler ; et au-delà, sans me rassurer néanmoins, car mes inquiétudes sont bien graves et l’horizon bien noir. Que deviendra-t-il ce peuple confié deux ans à mes soins ? Je suis comme le pilote qui s’attache au vaisseau qu’il gouverne ; je me suis attaché à l’État et je souffre de toutes ses douleurs. Nous vivons dans un siècle où une main ferme est nécessaire à la direction du gouvernement, le roi ne l’a pas ; il faut beaucoup de sagesse, et le peuple n’en eut jamais ; il faut beaucoup de prudence, et le pouvoir est ballotté entre des mains insouciantes de son avenir. Maintenant le parti de la réaction triomphe.
Mais comme on a égaré le peuple au nom de ses intérêts, on va l’égorger au nom de ses droits. Il surgit une nouvelle école d’écrivains qui méprise le passé et rêve un idéal plein de chimères et de périls. Que va-t-elle dire quand les progrès accomplis sous mon gouvernement seront effacés, et que mon œuvre sera toute à recommencer ? De plus, la voie où l’on marche n’est pas celle du siècle, elle est un retour à un passé dangereux, à un passé que vous avez détruit et qu’il n’est plus permis, en plein XVIIIe siècle, de vouloir rétablir. Et que dira la cour quand elle verra se poser devant elle les volontés et les besoins évidents d’un peuple à demi éclairé, c’est vrai, mais toujours exagéré dans le sens de la soumission ou de la révolte ? Que dira le roi ? Et aussi que fera la France ? Ah ! Monsieur, je tremble à cette perspective, je ne veux pas la regarder de face ; elle est trop horrible, elle m’ôte tout espoir. Profondément découragé de ma chute, j’estime perdue toute possibilité d’alliance entre la raison et la forme sociale consacrée par le temps.
Je crois qu’à la vue de ce qui se passe vous partagerez mes appréhensions ; vous êtes le seul homme de ce temps qui comprenne que la logique a besoin de bon sens, et que l’une sans l’autre ne peut qu’une chose : mener à sa perte le peuple insensé qui s’y fie. »