« Notre peuple n’a été séparé en trois branches que par le terrible malheur de l’invasion mongole et de la colonisation polonaise. C’est une imposture de fabrication récente qui fait remonter presque jusqu’au IXe siècle l’existence d’un peuple ukrainien distinct, parlant une langue différente du russe.
Nous sommes tous issus de la précieuse ville de Kiev ‘d’où la terre russe tire son origine’, comme le dit la Chronique de Nestor, et d’où nous est venue la lumière du christianisme » (…) « Détacher aujourd’hui l’Ukraine, ce serait couper en deux des millions de familles et de personnes, tant la population est mélangée ; des provinces entières sont à dominante russe ; combien de gens auraient du mal à choisir entre les deux nationalités ! Combien sont d’origine mêlée ! Combien compte-t-on de mariages mixtes que personne ne considérait jusqu’ici comme tels ! Dans l’épaisseur de la population de base, il n’y a pas la plus petite ombre d’intolérance entre Ukrainiens et Russes.
Frères ! Ce cruel partage ne doit pas avoir lieu ! C’est une aberration née des années de communisme. Nous avons traversé ensemble les souffrances de la période soviétique : précipités ensemble dans cette fosse, c’est ensemble que nous en sortirons » (Alexandre Soljenitsyne, « Comment réaménager notre Russie ? », 1990, Fayard, pp. 18-23).
Depuis deux ans, je lis vos commentaires au sujet du conflit entre la Russie et l’Ukraine. Je vous ai longtemps soutenu. Nous pouvons avoir des désaccords, mais je ne comprends pas votre mépris à l’égard de ceux qui ne seraient pas entièrement d’accord avec vous : « poutinolâtres, néo-staliniens, néo-tchékistes, collabos poutinophiles, Poutine-Staline même combat, Attila pour notre temps, etc. ». Excusez du peu.
« Tout ce qui est excessif est insignifiant », disait Talleyrand. C’est surtout désolant d’en arriver à ce niveau d’argumentation. Si vous traitez comme cela vos proches par les idées, pas besoin d’ennemis. Comme si essayer d’avoir une position de prudence aussi bien vis-à-vis des Russes que des Américains serait inacceptable.
Car ce n’est pas si simple. L’Ukraine est le berceau de la Russie fondée par saint Wladimir au Xe siècle, un des saints patrons de l’Église russe. Son territoire s’est étendu progressivement en fonction des aléas de l’histoire vers la principauté de Moscou dont la puissance permit l’unification de « toutes les Russies » (Rous de Kiev c’est-à-dire pays des Russes de Kiev), en particulier le nord-est de l’Ukraine actuelle, autour de la ville de Kiev. Au XVe siècle, les Turcs étaient maîtres de la partie sud (Khanat de Crimée) et les Polonais de la partie ouest. C’est aujourd’hui un État composite habité par des Slaves dans la majeure partie du pays où la langue russe est dominante à l’est et au sud, mais où les populations sont d’origine polonaise ou austro-hongroise à l’ouest ; territoires gagnés par Staline à la suite du pacte germano-soviétique. Seule la région centrale avec Kiev est majoritairement « ukrainienne ».
Ainsi, l’Ukraine moderne est tiraillée entre deux populations qui conservent les stigmates de la Seconde Guerre mondiale, avec les Ukrainiens de l’est et du sud de langue russe, orthodoxes, ayant combattu les Allemands lors de l’invasion de l’URSS par Adolphe Hitler, et ceux de l’ouest, majoritairement catholiques, imprégnés de nationalisme antirusse, ayant pour certains collaboré avec l’occupant nazi pour se débarrasser du communisme.
Stepan Bandera est un héros dans ce pays, mais la création de la Légion ukrainienne sous commandement de la Wehrmacht est à l’origine de tensions persistantes avec la Pologne dans le cadre de la solution finale. Les sympathies plus que douteuses des dirigeants ukrainiens avec leurs prédécesseurs historiques (unités militaires arborant des symboles nazis) ont atteint leur point d’orgue au Canada lorsque la communauté ukrainienne de ce pays a pu faire applaudir un ancien volontaire de la 14e division SS Galicie par les parlementaires canadiens en présence de Zelenski : « Nous honorons aujourd’hui un héros ukrainien qui s’est battu contre la Russie durant la 2de Guerre mondiale ». Difficile de faire pire pour donner raison à la propagande russe !
C’est vrai, l’Ukraine a énormément souffert du communisme sous Staline, mais ce fut le cas pour l’ensemble des habitants de l’Empire russe.
Pendant la Révolution française, la Vendée a aussi énormément souffert du génocide ordonné par la Convention nationale, mais c’est vrai pour l’ensemble de la France, en particulier de la Bretagne, de la ville de Lyon et de bien d’autres contrées.
La Bretagne a été indépendante pendant des siècles, bien plus longtemps que l’Ukraine qui est, elle, au cœur de l’histoire de la Russie.
Faudrait-il accorder l’indépendance à la Vendée, à la Bretagne, à l’Alsace ou au Pays Basque à cause des exactions révolutionnaires si ces provinces le demandaient ? Elles ont autant, sinon plus, de raisons de la revendiquer que l’Ukraine.
En 1861, lors de la guerre civile américaine, il était hors de question pour les « Yankees » d’accepter la sécession des Sudistes, alors qu’au départ, en 1775, les treize États fondateurs se sont alliés pour lutter contre la métropole britannique sans clairement mettre en place un État fédéral contraignant. La victoire des Nordistes en 1865 a résolu le problème. « Faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais ». Malheur aux vaincus.
Cela fait longtemps que les Anglo-saxons veulent démembrer la Russie orthodoxe, comme ils ont détruit l’Empire d’Autriche-Hongrie catholique, appuyés par Clémenceau, anticlérical assumé, après la guerre de 14-18.
Ils ont financé la révolution russe (cf. « Une histoire secrète de la révolution russe » de Victor Loupan). Pour Zbigniew Brezinski (d’origine polonaise), conseiller américain de plusieurs présidents, il était impératif qu’aucune « puissance eurasienne » ne puisse concurrencer leur l’hégémonie : « L’Europe de l’Ouest reste dans une large mesure un protectorat américain et ses États rappellent ce qu’étaient jadis les vassaux et les tributaires des anciens empires » (« Le grand échiquier », Fayard, 2011, p. 88). On ne peut être plus clair.
Après la chute du communisme en URSS, ils ont pensé que la Russie n’avait plus les moyens de s’opposer à leur suprématie économique et militaire. Boris Eltsine, pour trouver des alliés et neutraliser la tentative de coup d’État des dirigeants du parti communiste (Putsch d’août 1991), avait accepté l’indépendance de la plupart des républiques soviétiques, dont l’Ukraine et la Biélorussie. La désorganisation totale de toutes les institutions entraîna une grave crise économique et militaire qui ne fut surmontée que par la reprise en main de Vladimir Poutine au début des années 2000.
En juillet 1991, les Russes avaient dissous le pacte de Varsovie, croyant naïvement sur parole que les USA ne déploieraient ni troupes étrangères, ni bases de missiles dans les pays situés à proximité immédiate de leurs frontières.
En réalité, très vite ces pays tissent des liens économiques avec l’Europe occidentale puis adhèrent les uns après les autres à la Communauté économique européenne. La Russie elle-même avait eu l’illusion de pouvoir être acceptée dans les institutions européennes selon la formule du général de Gaulle « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural ». Elle avait même déposé une demande d’adhésion au Conseil de l’Europe dès 1992 (effective en 1996) mais cette adhésion resta sans lendemain. Leur intégration ne pouvait être acceptée par les Américains.
Ces derniers pensent avoir les mains libres pour étendre leur zone d’influence en Europe centrale et commencent par appuyer les populations musulmanes devenues majoritaires dans la province du Kosovo dépendant, selon les traités internationaux, de la Serbie et surtout là encore, cœur historique de la nation serbe. En 1999, l’OTAN bombarde, sans mandat du conseil de sécurité de l’ONU, la capitale, Belgrade, pendant 78 jours pour faire plier les dirigeants, causant plusieurs milliers de morts, en majorité des civils. Cette intervention illégale d’une coalition dirigée par les États-Unis d’Amérique contre un peuple slave n’a pas été oubliée par les Russes, qui ne purent que protester verbalement.
En effet, une étape supplémentaire, inacceptable pour eux, est franchie lorsque les Américains, qui n’ont pas dissous l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), intègrent dans cet organisme militaire sous leur contrôle les pays de l’ancien pacte de Varsovie : d’abord la Hongrie et la Pologne en 1999. Les Russes laissent faire.
Ils ne réagissent pas non plus lorsque la Lettonie, la Lituanie, la Slovaquie, la Roumanie font de même en 2004. Pourtant, en 1963, lorsque les Soviétiques avaient installé des fusées à Cuba à proximité des États-Unis, les Américains avaient menacé d’entrer en guerre avec l’Union soviétique si elle ne les retirait pas.
Du point de vue de la Russie, l’OTAN apparaît comme l’instrument de l’impérialisme américain. Partout où ils peuvent installer des bases et des missiles, c’est sous le couvert de cet organisme. Dès cette époque (au début des années 2000), les Russes comprennent que les Anglo-saxons les considèrent comme quantité négligeable. De plus, depuis la fin des années 1970, les Américains ont vu d’un très mauvais œil l’établissement de relations économiques étroites entre l’Europe de l’ouest et l’Union soviétique. En particulier lors de la construction des premiers gazoducs transsibériens indispensables à la fourniture d’énergie bon marché pour l’économie européenne.
Le milliardaire Georges Soros et la fondation Freedom House, soutenue par le gouvernement américain, s’impliquent dans la vie politique ukrainienne tandis que des fonds d’investissement privés basés principalement aux États-Unis achètent près du tiers des terres agricoles pour en prendre le contrôle. Or, l’indépendance effective de l’Ukraine est pour les Russes la ligne rouge à ne pas franchir. L’Ukraine sert de zone tampon à la Russie depuis les invasions de Napoléon en 1812 et Vladimir Poutine considère comme une provocation l’idée que des troupes de l’OTAN puissent stationner à seulement 640 km de Moscou (Fabien Bouclé, « Guerre de l’énergie », p. 154).
Les Occidentaux n’ont pas compris que depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, en 1999, la Russie a progressivement retrouvé la puissance économique et militaire qu’elle avait perdue. Ils se sont aveuglés eux-mêmes en pensant qu’il serait facile de mettre les Russes à genoux en l’espace de quelques mois en détruisant leur économie (déclaration de Bruno Lemaire de 2022).
Les services secrets américains ont soutenu (sinon provoqué) la révolution de Maïdan en 2014 pour installer un gouvernement pro-occidental à Kiev. Le 23 février, le russe perd son statut de seconde langue officielle. Bien qu’« autorisé » dans les conversations privées, l’usage de la langue russe devient un motif de trahison pour les milices progouvernementales, provoquant une réaction violente de la population dans les régions à majorité russophone comme le Donbass, les villes de Kharkov, d’Odessa dans le sud-ouest et celle de Sébastopol en Crimée où se forment partout des brigades d’auto-défense.
Il était évident pour tout observateur objectif que les Russes n’allaient pas rester sans réagir. Nous savions, au moins depuis 2008, qu’ils n’accepteraient jamais que les Américains et leurs alliés tentent de déstabiliser ou surtout viennent s’installer en Biélorussie, Géorgie ou en Ukraine. Pour eux c’était un cas de guerre.
Ils ne pouvaient pas non plus tolérer que la Crimée, territoire russe depuis Catherine II, mais donné administrativement à l’Ukraine par Khrouchtchev en 1954 avec le port de guerre de Sébastopol, tombe sous le contrôle des puissances occidentales, donc des Américains.
La réaction de la Russie est immédiate. Elle s’empare de la Crimée sans difficulté à la fin de février grâce aux forces déjà sur place, tandis que les Ukrainiens réagissent à la scission du Donbass (70% de russophones) par des bombardements qui feront plus de 10 000 morts entre 2014 et 2022.
Ayant acquis la conviction que les accords de Minsk signés avec l’Ukraine sous l’égide de la France et de l’Allemagne ne sont qu’un prétexte (reconnu par François Hollande) pour que celle-ci ait le temps de se renforcer afin de reprendre possession du Donbass, les Russes interviennent eux-mêmes dans le conflit en février 2022, en reprenant le concept cher à Bernard-Henri Lévy de « devoir d’ingérence humanitaire », utilisé par les Occidentaux au Kosovo, en Irak, en Afghanistan et ailleurs.
Leur intervention en Ukraine donne évidemment aux États-Unis le prétexte pour renforcer leur contrôle des sources d’approvisionnement en énergie (gaz, pétrole, minerais) indispensables à l’industrie européenne, grâce aux « sanctions » contre la Russie. Il leur fallait surtout stopper l’arrivée du gaz acheminé par les gazoducs « Nord Stream » dont l’Europe, et surtout l’Allemagne, a un besoin vital, malgré le risque que ce conflit local se transforme en guerre mondiale de l’énergie. C’était un enjeu majeur pour l’économie américaine, comme le rappelle Thierry de Montbrial dans Les Échos de décembre 2022 : « L’un de leurs objectifs est de devenir les maîtres du jeu dans le domaine de l’énergie ».
François Mitterrand, malgré tous ses défauts, en était bien conscient : « Ils sont très durs les Américains, ils sont voraces, ils veulent un pouvoir sans partage sur le monde […] Vous avez vu après la guerre du Golfe. Ils ont voulu tout contrôler dans cette partie du monde. Ils n’ont rien laissé à leurs alliés ». Puis il ajoute : « C’est une guerre inconnue, une guerre permanente, sans mort apparemment, et pourtant une guerre à mort » (Georges Benamou, « Le dernier Mitterrand », Plon, 2011, pp. 52-55).
La destruction des gazoducs « Nord Stream » par un commando piloté par les États-Unis ne fait aucun doute. La déclaration de Joe Biden du 7 février 2022 était très claire : « Si la Russie envahit l’Ukraine, alors il n’y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons fin. Je vous promets que nous serons en mesure de le faire ». L’Allemagne n’a pas osé protester tant son industrie et sa défense dépendent du bon vouloir des Américains.
En soutenant sans nuance la position américaine, nous nous sommes mis à dos la Russie alors que la Chine, dix fois plus peuplée, dont le PIB vient de dépasser celui des États-Unis, est une menace bien plus considérable à terme. Géopolitiquement, c’est une folie qui rappelle notre incapacité à mettre l’URSS de notre côté en 1939 alors que le danger immédiat venait de l’Allemagne nazie, permettant l’invasion de la Pologne et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Il était évident que les Américains allaient tout faire pour impliquer leurs alliés et sacrifier l’armée ukrainienne, beaucoup trop faible pour vaincre ou même seulement affaiblir la Russie. Ils se sont trompés dans leur analyse sur ce point mais ont renforcé la dépendance économique et énergétique de l’Europe à leur avantage. Ils peuvent désormais vendre leur gaz de schiste liquéfié quatre fois plus cher que le gaz russe et inciter les industriels européens à installer leurs usines sur le territoire américain afin que ceux-ci restent compétitifs sur le marché mondial. En revanche, les Américains ne se gênent pas pour acheter aux Russes de l’uranium pour leurs centrales nucléaires.
Au lieu de chercher à trouver un accord de paix qui tienne compte de la réalité des forces en présence et de l’intérêt des populations, nous avons attisé un conflit qui peut échapper à tout contrôle. D’un autre côté, il ne faut pas se faire d’illusion, les États-Unis ont supprimé les livraisons d’armes aux Vietnamiens, laissés sans défense possible devant les Viêt-Cong, puis ont lâché les Afghans sans état d’âme. Lorsqu’ils estimeront que le jeu n’en vaut plus la chandelle alors ils n’hésiteront pas. Ils négocieront directement avec les Russes au détriment des Européens, et des Ukrainiens, dont la jeunesse aura été décimée pour rien.
« Quel est le roi, qui sur le point de partir en guerre pour se battre avec un autre roi, ne commencera par examiner s’il peut, avec dix mille hommes, marcher à la rencontre de celui qui vient contre lui avec vingt mille ? S’il ne le peut, tandis que cet autre roi est encore loin, il lui envoie une ambassade pour faire des propositions de paix » [Lc XIV, 31-32].
Fasse le Ciel qu’il y ait encore des hommes assez sages sur cette terre pour nous épargner une guerre mondiale qui serait, cette fois, apocalyptique !
Le message de Fatima ne nous porte pas à l’optimisme, hélas.
Patrick Lasnet de Lanty