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Chronique Critique des idées

Par Gérard Leclerc

Les nouveaux enfants du siècle

La société bouge. La France évolue très vite. De nouvelles générations se lèvent. Et les cadres d’Action française doivent être en éveil permanent sur les mutations du corps social, comme nous l’a expliqué Pierre Debray. C’est ainsi que l’empirisme organisateur n’est pas simplement une intéressante leçon de cercle d’étude mais la pratique d’une méthode d’analyse politique. La notre ! C’est  pourquoi nous avons décidé de revenir sur un ouvrage « choc » d’Alexandre Devecchio et pour cela n’hésitons pas à reprendre l’article de Gérard Leclerc dans le n° 1110 du bi-mensuel Royaliste (Du 22 novembre 2016 – 46e année). Une fois sa lecture terminée, plongez dans le n°11 de Le Bien Commun (octobre 2019) pour retrouver une entretien avec Alexandre Devecchio sur son dernier ouvrage Recomposition.

Alexandre Devecchio, Les nouveaux enfants du siècle – djihadistes, identitaires, réacs. Enquête sur une génération fracturée , Éd. du Cerf, oct. /2016, 336 pages, prix public : 20 €..

 « Tous ont de fait en commun d’avoir une vingtaine d’années et d’être nés à la fin du XXe siècle. Le mur de Berlin venait de chuter, les totalitarismes promettaient d’être cantonnés aux devoirs de mémoire et le traité de Maastricht allait être signé. Francis Fukuyama pronostiquait la fin de l’histoire et la mondialisation heureuse devait inaugurer une ère infinie de paix et de prospérité. Dans la vieille Europe particulièrement, porteuse du souvenir de Verdun, d’Auschwitz et du Goulag, la nouvelle génération était appelée à se constituer en avant-garde d’une humanité à jamais plurielle, métissée et festive, en pionnière du culte planétaire du vivre ensemble, de la consommation et des technologies de masse. » Oui, mais voilà, les choses ne se sont pas du tout passées comme l’entendaient Fukuyama et Alain Minc : « Le progrès social a cédé la place à la crise économique ; la promesse culturaliste a débouché sur le choc des civilisations ; l’Europe des normes et du marché a creusé le vide laissé par l’effacement des nations et des systèmes. À l’empire du bien a succédé l’empire du rien. » C’est peut-être l’ombre ironique de Philippe Muray qui se profile là-dessous, la fin de l’histoire prenant une toute autre saveur, morbide celle-là, de la part de celui qui interpellait les djihadistes : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus morts. »

Mais l’essayiste qui décrit ainsi cruellement la réalité ne vient pas d’outre-monde. C’est un témoin d’autant plus averti de cette nouvelle génération qu’il en fait partie, qu’il ressent profondément les morsures de son époque pour les avoir vécues, notamment au cœur du 93 dont il vient, du Bondy blog auquel il a été associé et dont la vocation est de rendre compte de façon directe et précise de la France de la diversité ethnique. Alexandre Devecchio, maintenant responsable du Figarovox a, par ailleurs, toute la culture nécessaire pour interpréter avec profondeur l’expérience accumulée de ces dernières années et qui a culminé avec l’épouvantable nuit du 13 novembre 2015. C’est ce soir-là qu’a sonné définitivement le glas de l’utopie soixante-huitarde, du moins celle de Daniel Cohn-Bendit. Le rouquin rêvait d’une société où il serait interdit d’interdire. Plus tard le rêve se prolongerait avec le mythe d’une société multiraciale, celle de la diversité humaine et du métissage universel. Mais il s’est fracassé, en dépit des efforts désespérés de ceux qui entendaient magnifier une génération Bataclan. On ne résiste pas au défi djihadiste en proclamant « Je suis terrasse », un verre de mojito à la main… Les adulescents de Libération ont bien tenté de glorifier cette jeunesse tolérante, plurielle et festive mais en oubliant qu’elle ne représentait qu’une fraction de la jeunesse française et que les terroristes provenaient eux-mêmes d’un secteur social qui participe au moins d’une complicité pour un certain univers mental, où l’attraction de l’islamisme est solidaire de la révolte contre une civilisation méprisée et exécrée.

 Alexandre Devecchio appelle génération Dieudonné cette catégorie de jeunes qui se recherchent une identité, après avoir refoulé celle, incertaine, qu’on leur offrait. Le dossier qu’il a constitué à ce propos est proprement terrifiant. En le lisant, j’avais l’impression que mes propres défenses intérieures tombaient les unes après les autres. Défenses pour protéger une sécurité personnelle, relativiser des données évidentes mais partielles. Non, il faut se rendre à la réalité, et celle-ci est implacable. On parle souvent d’intégration en panne, mais c’est bien pire que cela. Tout un monde s’est replié sur lui-même, qui nous méprise et qui nous hait. Bien sûr, il y a des causes à cela : l’hyper chômage, la réduction au statut d’assisté. Mais il y a surtout ce toboggan dont parle Malek Boutih, qui précipite toute une jeunesse dans la colère et la révolte. Quel rôle l’islam joue-t-il dans la radicalisation de ces garçons et de ces filles ? La polémique ouverte entre Gilles Kepel et Olivier Roy à ce sujet est éclairante. L’un et l’autre ne s’étaient-ils pas trompés en prédisant le déclin de l’islamisme au tournant des années 2000 ? Aujourd’hui, le premier pense que nous assistons à une radicalisation de l’islam, le second à une islamisation de la radicalité. Et si les deux phénomènes étaient liés et s’imbriquaient mutuellement ? « Le djihadisme made in France est le fruit de la rencontre entre l’islamisme et l’ère du vide. L’enfant bâtard d’une utopie mortifère et d’une époque désenchantée. La créature hybride d’une idéologie barbare et d’une postmodernité horizontale. »

Mais les jeunes des quartiers ne sont pas les seuls à faire éclater l’idéologie libérale-libertaire. Pour Alexandre Devecchio, à la génération Dieudonné s’ajoutent la génération Zemmour et la génération Michéa. Ces trois noms emblématiques sont choisis eu égard à leur valeur symbolique. La polémique développée par Éric Zemmour n’est pas reprise ici dans sa force argumentative, pas plus que la pensée de Jean-Claude Michéa n’est développée dans sa richesse thématique. Le journaliste incarne la révolte d’une jeunesse qui revendique son identité et grossit à mesure que le Front national acquiert la puissance du premier parti de France. Michéa indique la direction de sortie de la pensée unique, en concentrant les refus des jeunes qui ne se reconnaissent ni dans le tout marché ni dans le nihilisme moral. La Manif pour tous a suscité une dynamique qui dépasse de loin la seule question du mariage homosexuel. Gaël Brustier l’avait compris tout de suite en parlant d’un Mai 68 conservateur. Encore faut-il s’entendre sur ce conservatisme qui a plus à voir avec Orwell et sa commune décence qu’avec la défense du désordre établi.

Il faut bien admettre que les lignes ont bougé et que l’idéologie soixante-huitarde se trouve ainsi ringardisée, sans que les formations politiques, à droite et à gauche, puissent répondre, d’une façon ou d’une autre, aux exigences qui se sont manifestées et qui ne sont pas près d’être banalisées à l’aune des systèmes d’hier. Les nouveaux enfants du siècle, à l’exception de ceux qui se sont dévoyés dans le gouffre de la possession (au sens de Dostoïevski), sont en quête d’une voie étrangère aux idéologies meurtrières et à un progressisme arrogant autant que mensonger. Ils sont peut-être disposés à entendre un Jean-Pierre Chevènement lorsqu’il explique qu’« une France qui s’aimerait attirerait à nouveau et pourrait reprendre le processus séculaire d’intégration de ses nouveaux citoyens. » Et selon le mot célèbre d’Albert Camus, ils sont persuadés que faute de refaire le monde, il importe d’agir en sorte qu’il ne se défasse pas.