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Entretien avec Juan Asensio : La littérature sur un baril de poudre

Auteur, créateur du blog « Stalker-Dissection du cadavre de la littérature », Juan Asensio est critique littéraire. Par critique, nous entendons porteur d’un feu sacré, celui des Lettres, et de leurs parcelles de vérité. Évidemment, l’auteur du Temps des Livres est passé est intransigeant. Ne disons pas injuste tant les critères de justice en matière littéraire comme tant d’autres ont disparu. Mais intransigeant dans les admirations comme dans les consternations. Entretien !

 

Juan Asensio, vous pratiquez la dissection du cadavre de la littérature depuis plus d’une dizaine d’années. Quant à nous, la vivisection est notre expérience la plus commune, la production contemporaine utilisant les lecteurs comme des cobayes aux terminaisons nerveuses inabouties. Comment va le cadavre ?

Je crains que le cadavre ne bouge plus vraiment. Je parodie ainsi le titre d’un collectif sous la houlette d’une piètre revue germanopratine parue voici quelques années, et qui se félicitait, plus ou moins brillamment, que le cadavre bouge encore, qu’il y ait une littérature française vivante, brillante, intéressante, ouverte aux enjeux contemporains et autres formules creuses journalistiques. Qu’on me la montre, cette littérature française qui ne se réduit plus guère, dans l’esprit de Micheline faisant ses courses chez Leclerc ou de Raymond au Carrefour, qu’aux seuls titres de Guillaume Musso et sa version intellectuelle, polémique même, Houellebecq ! Et encore, comparé à un Marien Defalvard, l’un des derniers surgeons, peut-être, d’une littérature profondément enracinée dans une culture française digne de ce nom, dans un tuf verbal en quelque sorte, comparé, donc, à l’auteur de l’éblouissant recueil intitulé Narthex qui aurait dû être salué par tout ce qu’il reste en France de plumes dignes d’apprécier la poésie, je fais office de modéré, car lui estime que notre littérature, la littérature mondiale finirait-il même par dire, est morte et enterrée. La faute (principale, certes pas exclusive) au Réseau, et à l’espèce de déréalisation galopante, d’arraisonnement par le vide qu’il provoque dans nos vies, y compris dans nos gestes les plus communs. En tant que lecteur fanatique de Dune, je lui ai rappelé que Frank Herbert avait imaginé un Jihad butlérien, seul à même de débarrasser l’humanité des machines intelligentes ou plutôt de leur matrice unique, la Machine selon Günther Anders ou, plus récemment, Jaime Semprun.

Nous ne rendons pas justice à votre ouvrage avec notre première question. À l’instar de Pierre Mari, votre brillant préfacier, beaucoup peuvent dire « c’est d’abord à ses colères que j’ai eu affaire », et c’est pourtant des exercices d’admiration, voire de piété, que vous avez collationnés dans Le temps des Livres est passé : pourquoi avoir fait ce choix ?

Avec l’âge, je dois m’assagir je suppose ! La colère ne sert strictement à rien je le crains, surtout à notre époque où tout est colère contre tout et n’importe quoi, la présence de nanoparticules dans les voitures des métros et les contenants alimentaires, l’agression d’une grand-mère et l’élevage en batteries des poulets : combien de lecteurs ai-je véritablement, durablement, définitivement – nous pouvons rêver ! – réussi à détourner de la verroterie vaguement esthétisante ésotérisante d’un Yannick Haenel ? Je me souviens d’une lectrice qui, voici quelques années, insistait sur le fait qu’Haenel méritait d’être lu. Récemment, elle est tombée en dévotion devant la prose amphigourique de Maxence Caron, grimpant (pour ainsi dire) de Charybde en Scylla ! Quel intérêt de se détourner d’un phraseur inculte qui est à la littérature ce qu’une lampe de trottinette est à la gueule d’un volcan en éruption si c’est pour s’agenouiller devant un phraseur exponentiel dont le génie surnuméraire prétend embrasser le savoir contenu dans l’univers connu et même ce qui se trouve au-delà ? Plus prosaïquement, les éditeurs que j’ai pu approcher et qui ont vite pris leurs jambes à leur cou ont tout bonnement pris peur d’un recueil composé de mes notes polémiques, me jetant à la figure que la critique littéraire n’intéressait plus personne, et encore moins, grands dieux, celle qui ose dire qu’il n’y a pas beaucoup de différences entre un texte de Philippe Sollers ou d’un de ces innombrables caniches permanentés et ses vilaines déjections canines que les Parisiens peuvent écraser au coin d’une librairie, pardon, sur le trottoir qu’ils empruntent quotidiennement.

Dans l’étude que vous avez consacrée à La Belle France de Georges Darien vous écrivez : « son écriture [est] de toute façon une arme dont le canon est toujours chaud ». Dirions-nous la vérité en soulignant que vous aimez une littérature installée sur un baril de poudre ?

J’aime bien votre image suggérant l’imminence d’une explosion. Oui, c’est exactement cela, et je pense, dans la lignée de Bloy, de Bernanos et, dernièrement, de Nabe, que ce baril, s’il veut prétendre faire table rase de la société française contemporaine qui est à vomir, doit être rempli jusqu’à éclater d’une poudre apocalyptique. Non pas la sottise républicaine consistant à trouver la juste mesure, le juste milieu, mais le feu purificateur dévorant le Bazar de la Charité et ses innombrables boutures contemporaines. Vous citez l’extraordinaire ouvrage de Georges Darien, tout bonnement inconcevable ou plutôt : impubliable à notre époque où les gélifications lacrymales d’une Cécile Coulon peuvent être considérées comme de la poésie et, par-dessus le marché, être récompensées mais, sans bien sûr établir de filiation directe entre cet écrivain de feu et Nabe, nous pourrions remarquer, que c’est le sens du dernier libelle de l’auteur d’Alain Zannini, plaisamment intitulé Aux rats des pâquerettes, joli bouquet avec lequel l’auteur fouette le visage rouge des Gilets jaunes. En somme, c’est une violence réellement révolutionnaire, ne se souciant absolument pas du lendemain, détruisant pour détruire, netchaévienne pour ainsi dire, qui, seule, pourrait espérer déraciner les fondations de notre société intégralement pourrie selon l’écrivain, et non quelques mains arrachées, yeux éclatés et dents cassés tels que les Gilets jaunes les exhibent comme des martyrs de la Sainte Consommation. Martyrs de quoi nous dit Nabe, si ce n’est d’une ploucardisation n’ayant d’autre aspiration métaphysique que celle de gagner plus d’argent, afin de consommer plus ? Hélas, considérée de cette hauteur, je crains que la quasi-totalité de la littérature française ne soit rien de plus qu’un pétard mouillé, dont Michel Houellebecq a cependant eu le génie commercial, triomphalement publicitaire de prétendre enflammer la mèche : je suppose que la seule chose qui explose, lorsque paraît un roman de ce petit malin, ce sont ses ventes et, Madame, Monsieur, pour une explosion plus grandiose, vous repasserez !

Dans votre texte intitulé La littérature n’est plus adverbe de Dieu, vous écrivez : « Ainsi, il faut à l’évidence remplacer l’expression « mort de Dieu », encore trop riche d’espérances qui pourraient lever, on ne sait jamais, sur le terreau putride de la charogne comme une graine minuscule de sénevé, par celle d’oubli de Dieu, qui ne postule même pas une indifférence philosophique ou spirituelle mais une sincère et très sereine Radiation du témoin encombrant. » Peut-on encore lire ou écrire au temps de cette radiation ?

Je songe à un texte remarquable d’un philosophe pratiquement oublié de nos contemporains, Max Picard, auteur, entre autres livres passionnants et, parfois, réellement sidérants par la justesse de leurs analyses, d’un texte intitulé La fuite devant Dieu. Je ne sais si Dieu est absent ou caché, vieille controverse entre l’athéisme et l’apophatisme qui n’intéresse même plus, je suppose, quelques vieux moines recourbés sur leurs livres saponifiés, mais je sais en tout cas que nous le fuyons, je veux dire : que la presque totalité des écrivains français fait comme si Dieu non seulement n’existait pas, mais n’avait absolument pas besoin d’exister pour soutenir leur verbe mou, privé d’une colonne vertébrale métaphysique bien réelle, capable de provoquer un redressement général des pauvres petites créatures de papier mâché qu’ils nous proposent comme des personnages romanesques dignes de considération. Trouvez-moi, de nos jours, un personnage digne d’être comparé à une Mouchette ou même à un Cénabre, implacable dans sa fuite devant Dieu, mais une fuite assumée, orchestrée, consentie, une fuite qui finira par conduire le prêtre inflexible à la folie ? Mêmes les créatures fuyantes de Gide, les ectoplasmes tourmentés de Mauriac nous semblent plus vivants que la maigre théorie des personnages de romans contemporains, cette masse informe dont nous ne pourrions même pas extraire un dé à coudre de matière intéressante. Les derniers grands personnages hantés par une inquiétude métaphysique bouleversante me semblent être ceux de l’un des plus grands romanciers du siècle passé, ignoré de tous ou presque (Éric Naulleau le connaît et l’aime, mais il a tendance à le confondre de plus en plus avec Cyril Hanouna, c’est ballot), Paul Gadenne bien sûr. Le titre de mon livre, extrait d’une lettre de Léon Bloy à Ernest Hello, répond suffisamment à votre question et moi je crois, comme George Steiner l’affirme dans Réelles présences : je lis comme si, j’écris comme si, comme si le grain de sénevé allait, de nouveau, germer. Après tout, l’obstination qu’il y a à arroser un arbre mort finit par le rendre à la vie, comme Tarkosvki nous l’a génialement montré dans Le Sacrifice.

Les lecteurs de Stalker connaissent votre passion pour Georges Bernanos. Et c’est avec un certain frémissement, qu’ils constateront que l’auteur de Monsieur Ouine n’apparaît pas dans votre sommaire. Est-ce une manière d’hommage paradoxal, indiquant qu’il est en fait partout présent ?

Vous avez raison et je me suis rattrapé quelque peu en le mentionnant dans cet entretien. J’ai en fait déjà recueilli dans un de mes précédents ouvrages l’une des études que j’ai consacrées à Monsieur Ouine. J’aimerais évoquer les principaux livres du Grand d’Espagne dans un beau volume d’études, mais il faudrait pour cela que je puisse compter sur deux réalités de plus en plus compromises : du temps pour relire tous les textes de Bernanos, les évoquer à nouveaux frais autant que possible bien sûr et, last but not least, un éditeur qui ne lèverait pas immédiatement les bras au ciel et accepterait de jeter un œil, voire deux, sur un ouvrage par définition fragmentaire, collation de différentes études elles-mêmes inachevables, ne pouvant jamais être closes, car, selon la belle parole de Zissimos Lorentzatos, le centre est perdu. C’est peut-être ce que je tente de montrer dans chacun de mes livres : il n’y a plus de centre et nous ne pouvons écrire, depuis Hamann jusqu’à Roberto Bazlen et Winfried Georg Sebald, que de façon lacunaire, fragmentaire quitte, bien sûr, à tenter d’opérer une espèce de rassemblement vers un centre absent, comme le montrent quelques illustres exemples tels que Sous le volcan ou 2666.

Et le diable, dans tout ça ?

Il est tous les jours à l’œuvre sous nos yeux plus que dans notre production (le terme est tout trouvé !) littéraire car la fascination pour le Mal, sans main en visière vers un horizon de lumière, n’est pas beaucoup plus mordante qu’une dent de lait : la verticalité se déploie dans les deux sens, vers les gouffres d’en haut et ceux d’en bas, évidence sans cesse illustrée depuis, au moins, Baudelaire, par des écrivains comme Bloy, Barbey bien sûr ou Huysmans, Bernanos sans doute le plus puissant de tous et, plus récemment, le si dramatiquement oublié Maurice G. Dantec, plus mort que s’il n’avait tout simplement pas écrit voici quelques années à peine. Supprimez la verticalité, et Dieu comme son prodigieux Adversaire, auquel plus personne ne croit et surtout pas les curés s’il en reste, prennent la poudre d’escampette ou se réfugient, dans le meilleur des cas, dans la bande dessinée universelle (au sens du reportage universel de Karl Kraus) qui nous vient d’Amérique du Nord et s’étend désormais jusqu’au dernier recoin de l’Antarctique en train de fondre.

 Propos recueillis par Charles du Geai.

Juan Asensio, Le Temps des livres est passé, Ovadia, 2019.

Source : Le Bien Commun n° 8, juin 2019.